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Boule de Suif par Guy de Maupassant

Chủ đề trong 'Văn học' bởi LINKIN.PARK, 19/05/2001.

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  1. LINKIN.PARK

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    Boule de Suif

    Guy de Maupassant
    1880

    Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armộe en dộroute avaient traversộ la ville. Ce n'ộtait point de la troupe, mais des hordes dộbandộes. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avanỗaient d'une allure molle, sans drapeau, sans rộgiment. Tous semblaient accablộs, ộreintộs, incapables d'une pensộe ou d'une rộsolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitụt qu'ils s'arrờtaient.

    On voyait surtout des mobilisộs, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles l'ộpouvante et prompts l'enthousiasme, prờts l'attaque comme la fuite ; puis, au milieu d'eux, quelques culottes rouges, dộbris d'une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignộs avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus lộgốre des lignards.

    Des lộgions de francs-tireurs aux appellations hộroùques : "les Vengeurs de la dộfaite, les Citoyens de la tombe, les Partageurs de la mort" passaient leur tour, avec des airs de ban***s.

    Leurs chefs, anciens commerỗants en drap ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommộs officiers pour leurs ộcus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de campagne , et prộtendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs ộpaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves outrance, pillards et dộbauchộs. Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

    La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances trốs prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se prộparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, ộtait rentrộe dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle ộpouvantait naguốre les bornes des routes nationales trois lieues la ronde, avaient subitement disparu.

    Les derniers soldats franỗais venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant aprốs tous, le gộnộral dộsespộrộ, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, ộperdu lui-mờme dans la grande dộbõcle d'un peuple habituộ vaincre et dộsastreusement battu malgrộ sa bravoure lộgendaire, s'en allait pied, entre deux officiers d'ordonnance.

    Puis un calme profond, une attente ộpouvantộe et silencieuse avaient planộ sur la citộ. Beaucoup de bourgeois bedonnants, ộmasculộs par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne considộrõt comme une arme leurs broches rụtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

    La vie semblait arrờtộe ; les boutiques ộtaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidộ par ce silence, filait rapidement le long des murs. L'angoisse de l'attente faisait dộsirer la venue de l'ennemi.

    Dans l'aprốs-midi du jour qui suivit le dộpart des troupes franỗaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d'oự, traversốrent la ville avec cộlộritộ. Puis, un peu plus tard, une masse noire descen*** de la cụte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au mờme moment, se joignirent sur la place de l'Hụtel de ville ; et, par toutes les rues voisines, l'armộe allemande arrivait, dộroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavộs sous leur pas dur et rythmộ.

    Des commandements criộs d'une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et dộsertes, tandis que, derriốre les volets fermộs, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maợtres de la citộ, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la mờme sensation reparaợt chaque fois que l'ordre ộtabli des choses est renversộ, que la sộcuritộ n'existe plus, que tout ce que protộgeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve la merci d'une brutalitộ inconsciente et fộroce. Le tremblement de terre ộcrasant sous des maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve dộbordộ qui roule les paysans noyộs avec les cadavres des boufs et les poutres arrachộes aux toits, ou l'armộe glorieuse massacrant ceux qui se dộfendent, emmenait les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de flộaux effrayants qui dộconcertent toute croyance la justice ộternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du ciel et en la raison de l'homme.

    Mais chaque porte des petits dộtachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C'ộtait l'occupation aprốs l'invasion. Le devoir commenỗait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

    Au bout de quelque temps, une fois la premiốre terreur disparue, un calme nouveau s'ộtablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien mangeait table. Il ộtait parfois bien ộlevộ, et, par politesse, plaignait la France, disait sa rộpugnance en prenant part cette guerre. On lui ộtait reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le mộnageant on obtiendrait peut-ờtre quelques hommes de moins nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dộpendait tout fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la tộmộritộ. - Et la tộmộritộ n'est plus un dộfaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des dộfenses hộroùques oự s'illustra leur citộ. - On se disait enfin, raison suprờme tirộe de l'urbanitộ franỗaise, qu'il demeurait bien permis d'ờtre poli dans son intộrieur pourvu qu'on ne se montrõt pas familier, en public, avec le soldat ộtranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, se chauffer au foyer commun.

    La ville mờme reprenait peu peu de son aspect ordinaire. Les Franỗais ne sortaient guốre encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traợnaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavộ, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens ộnormộment plus de mộpris que les officiers de chasseurs, qui, l'annộe d'avant, buvaient aux mờmes cafộs.

    Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil et d'inconnu, une atmosphốre ộtrangốre intolộrable, comme une odeur rộpandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goỷt des aliments, donnait l'impression d'ờtre en voyage, trốs loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

    Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants payaient toujours ; ils ộtaient riches d'ailleurs. Mais plus un nộgociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.

    Cependant, deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la riviốre, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pờcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand gonflộ dans son uniforme, tuộ d'un coup de couteau ou de savate, la tờte ộcrasộe par une pierre, ou jetộ l'eau d'une poussộe du haut d'un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et lộgitimes, hộroùsmes inconnus, attaques muettes, plus pộrilleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

    Car la haine de l'ộtranger arme toujours quelques intrộpides prờts mourir pour une Idộe.

    Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujettissant la ville leur inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la renommộe leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s'enhar***, et le besoin du nộgoce travailla de nouveau le cour des commerỗants du pays. Quelques-uns avaient de gros intộrờts engagộs au Havre que l'armộe franỗaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre Dieppe oự ils s'embarqueraient.

    On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de dộpart fut obtenue du gộnộral en chef.

    Donc, une grande diligence quatre chevaux ayant ộtộ retenue pour ce voyage, et dix personnes s'ộtant fait inscrire chez le voiturier, on rộsolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour ộviter tout rassemblement.

    Depuis quelque temps dộj la gelộe avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportốrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirộe et toute la nuit.

    A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se rộunirent dans la cour de l'hụtel de Normandie, oự l'on devait monter en voiture.

    Ils ộtaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscuritộ ; et l'entassement des lourds vờtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps des curộs obốses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisiốme les aborda, ils causốrent : "J'emmốne ma femme, *** l'un. - J'en fais autant. - Et moi aussi." Le premier ajouta : "Nous ne reviendrons pas Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre." Tous avaient les mờmes projets, ộtant de complexion semblable.

    Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d'ộcurie, sortait de temps autre d'une porte obscure pour disparaợtre immộdiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litiốres, et une voix d'homme parlant aux bờtes et jurant s'entendait au fond du bõtiment. Un lộger murmure de grelots annonỗa qu'on maniait les harnais ; ce murmure devint bientụt un frộmissement clair et continu rythmộ par le mouvement de l'animal, s'arrờtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferrộ battant le sol. La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelộs, s'ộtaient tus: ils demeuraient immobiles et roidis.

    Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaỗait les formes, poudrait les choses d'une mousse de glace ; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plutụt sensation que bruit , entremờlement d'atomes lộgers qui semblaient emplir l'espace, couvrir le monde.

    L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaỗa contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiốre. Comme il allait chercher la seconde bờte, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, dộj blancs de neige, et leur *** : "Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ? vous serez l'abri, au moins."

    Ils n'y avaient pas songộ, sans doute, et ils se prộcipitốrent. Les trois hommes installốrent leurs femmes dans le fond, montốrent ensuite ; puis les autres formes indộcises et voilộes prirent leur tour les derniốres places sans ộchanger une parole. Le plancher ộtait couvert de paille oự les pieds s'enfoncốrent. Les dames du fond, ayant apportộ des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumốrent ces appareils, et, pendant quelque temps, voix basse, elles en ộnumộrốrent les avantages, se rộpộtant des choses qu'elles savaient dộj depuis longtemps.

    Enfin, la diligence ộtant attelộe, avec six chevaux au lieu de quatre cause du tirage plus pộnible, une voix du dehors demanda :

    "Tout le monde est-il montộ ?" Une voix du dedans rộpon*** :

    "Oui." On partit.

    La voiture avanỗait lentement, lentement, tout petits pas. Les roues s'enfonỗaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bờtes glissaient, soufflaient, fumaient et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les cụtộs, se nouant et se dộroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

    Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons lộgers qu'un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparộs une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus ộclatante la blancheur de la campagne oự apparaissaient tantụt une ligne de grands arbres vờtus de givre, tantụt une chaumiốre avec un capuchon de neige.

    Dans la voiture, on se regardait curieusement, la triste clartộ de cette aurore. Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.

    Ancien commis d'un patron ruinộ dans les affaires, Loiseau avait achetộ le fonds et fait fortune. Il vendait trốs bon marchộ de trốs mauvais vins aux petits dộbitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madrộ, un vrai Normand plein de ruses et de jovialitộ. Sa rộputation de filou ộtait si bien ộtablie, qu'un soir la prộfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposộ aux dames qu'il voyait un peu somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-mờme vola travers les salons du prộfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mõchoires de la province.

    Loiseau ộtait en outre cộlốbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immộdiatement : "Il est impayable, ce Loiseau."

    De taille exiguở, il prộsentait un ventre en ballon surmontộ d'une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

    Sa femme, grande, forte, rộsolue, avec la voix haute et la dộcision rapide, ộtait l'ordre et l'arithmộtique de la maison de commerce, qu'il animait par son activitộ joyeuse. A cụtộ d'eux se tenait, plus digne, appartenant une caste supộrieure, M. Carrộ-Lamadon, homme considộrable, posộ dans les cotons, propriộtaire de trois filatures, officier de la Lộgion d'honneur et membre du Conseil gộnộral. Il ộtait restộ, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carrộ-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyộs Rouen en garnison. Elle faisait vis--vis son ộpoux, toute mignonne, toute jolie, pelotonnộe dans ses fourrures, et regardait d'un air navrộ l'intộrieur lamentable de la voiture. Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Brộville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de la Normandie . Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforỗait d'accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roi Henri IV, qui, suivant une lộgende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Brộville, dont le mari, pour ce fait, ộtait devenu comte et gouverneur de province.

    Collốgue de M. Carrộ-Lamadon au Conseil gộnộral, le comte Hubert reprộsentait le parti orlộaniste dans le dộpartement. L'histoire de son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes ộtait toujours demeurộe mystộrieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait mờme pour avoir ộtộ aimộe par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fờte, et son salon demeurait le premier du pays, le seul oự se conservõt la vieille galanterie, et dont l'entrộe fỷt difficile.

    La fortune des Brộville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu. Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cụtộ de la sociộtộ rentộe, sereine et forte, des honnờtes gens autorisộs qui ont de la religion et des principes.

    Par un hasard ộtrange, toutes les femmes se trouvaient sur le mờme banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sours qui ộgrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L'une ộtait vieille avec une face dộfoncộe par la petite vộrole comme si elle eỷt reỗu bout portant une bordộe de mitraille en pleine figure. L'autre, trốs chộtive, avait une tờte jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongộe par cette foi dộvorante qui fait les martyrs et les illuminộs.

    En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

    L'homme, bien connu, ộtait Cornudet le dộmoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafộs dộmocratiques. Il avait mangộ avec les frốres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pốre, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la Rộpublique pour obtenir enfin la place mộritộe par tant de consommations rộvolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce peut-ờtre, il s'ộtait cru nommộ prộfet ; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garỗons de bureau, demeurộs seuls maợtres de la place, refusốrent de le reconnaợtre, ce qui le contraignit la retraite. Fort bon garỗon du reste, inoffensif et serviable, il s'ộtait occupộ avec une ardeur incomparable d'organiser la dộfense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forờts voisines, semộ des piốges sur toutes les routes, et, l'approche de l'ennemi, satisfait de ses prộparatifs, il s'ộtait vivement repliộ vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, oự de nouveaux retranchements allaient ờtre nộcessaires.

    La femme, une de celles appelộes galantes, ộtait cộlốbre par son embonpoint prộcoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse lard, avec des doigts bouffis, ộtranglộs aux phalanges, pareils des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge ộnorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appộtissante et courue, tant sa fraợcheur faisait plaisir voir. Sa figure ộtait une pomme rouge, un bouton de pivoine prờt fleurir ; et l-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragộs de grands cils ộpais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, ộtroite, humide pour le baiser, meublộe de quenottes luisantes et microscopiques.

    Elle ộtait de plus, disait-on, pleine de qualitộs inapprộciables.

    Aussitụt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnờtes, et les mots de "prostituộe", de "honte publique" furent chuchotộs si haut qu'elle leva la tờte. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence aussitụt rộgna, et tout le monde baissa les yeux l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air ộmoustillộ.

    Mais bientụt la conversation reprit entre les trois dames, que la prộsence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignitộs d'ộpouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l'amour lộgal le prend toujours de haut avec son libre confrốre.

    Les trois hommes aussi, rapprochộs par un instinct de conservateurs l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dộdaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dộgõts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui rộsulteraient du bộtail volộ et des rộcoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gờneraient peine une annộe. M. Carrộ-Lamadon, fort ộprouvộ dans l'industrie cotonniốre, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu'il se mộnageait toute occasion. Quant Loiseau, il s'ộtait arrangộ pour vendre l'Intendance franỗaise tous les vins communs qui lui restaient en ****, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable qu'il comptait bien toucher au Havre.

    Et tous les trois se jetaient des coups d'oil rapides et amicaux. Bien que de con***ions diffộrentes, ils se sentaient frốres par l'argent, de la grande franc-maỗonnerie de ceux qui possốdent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

    La voiture allait si lentement qu' dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des cụtes pied. On commenỗait s'inquiộter, car on devait dộjeuner Tụtes et l'on dộsespộrait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dộgager.

    L'appộtit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage des troupes franỗaises affamộes ayant effrayộ toutes les industries.

    Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n'y trouvốrent pas mờme de pain, car le paysan, dộfiant, cachait ses rộserves dans la crainte d'ờtre pillộ par les soldats qui, n'ayant rien se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils dộcouvraient.

    Vers une heure de l'aprốs-midi, Loiseau annonỗa que dộcidộment il se sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tuộ les conversations.

    De temps en temps, quelqu'un bõillait ; un autre presque aussitụt l'imitait ; et chacun, tour de rụle, suivant son caractốre, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou bộant d'oự sortait une vapeur.

    Boule de suif, plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hộsitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures ộtaient põles et crispộes. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillộ, et ne comprenait mờme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je ne me sens pas bien, *** le comte ; comment n'ai-je pas songộ apporter des provisions ?" Chacun se faisait le mờme reproche.

    Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il ren*** la gourde, il remercia : "C'est bon tout de mờme, ỗa rộchauffe, et ỗa trompe l'appộtit." L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte Boule de suif choqua les gens bien ộlevộs. On ne rộpon*** pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sours avaient cessộ de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncộes dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinộment les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu'il leur envoyait.

    Enfin, trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.

    Elle en sortit d'abord une petite assiette de faùence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout dộcoupộs, avaient confit sous leur gelộe ; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppộes, des põtộs, des fruits, des friandises, les provisions prộparộes pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, dộlicatement, se mit la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Rộgence" en Normandie.

    Tous les regards ộtaient tendus vers elle. Puis l'odeur se rộpan***, ộlargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mõchoire sous les oreilles. Le mộpris des dames pour cette fille devenait fộroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

    Mais Loiseau dộvorait des yeux la terrine de poulet. Il *** : "A la bonne heure, Madame a eu plus de prộcaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser tout." Elle leva la tờte vers lui : "Si vous en dộsirez, Monsieur ? C'est dur de jeỷner depuis le matin." Il salua : "Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme la guerre, n'est-ce pas, Madame ?" Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : "Dans des moments comme celui-l, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent." Il avait un journal, qu'il ộten*** pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logộ dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelộe, la dộpeỗa des dents, puis la mõcha avec une satisfaction si ộvidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de dộtresse.

    Mais Boule de suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes sours de partager sa collation. Elles acceptốrent toutes les deux instantanộment, et, sans lever les yeux, se mirent manger trốs vite aprốs avoir balbutiộ des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en dộveloppant des journaux sur les genoux.

    Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient fộrocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, voix basse, il engageait sa femme l'imiter. Elle rộsista longtemps, puis, aprốs une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle cộda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit morceau Mme Loiseau. Elle *** : "Mais oui, certainement, Monsieur", avec un sourire aimable, et ten*** la terrine.

    Un embarras se produisit lorsqu'on eut dộbouchộ la premiốre bouteille de bordeaux : il n'y avait qu'une timbale. On se la passa aprốs l'avoir essuyộe. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lốvres la place humide encore des lốvres de sa voisine.

    Alors, entourộs de gens qui mangeaient, suffoquộs par les ộmanations des nourritures, le comte et la comtesse de Brộville, ainsi que M. et Mme Carrộ-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardộ le nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les tờtes ; elle ộtait aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermốrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolộ, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus õgộe des bonnes sours, soutenant la tờte de la malade, glissa entre ses lốvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et dộclara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelõt plus, la religieuse la contraignit boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : "C'est la faim, pas autre chose."

    Alors Boule de suif, rougissante et embarrassộe, balbutia en regardant les quatre voyageurs restộs jeun : "Mon Dieu, si j'osais offrir ces messieurs et ces dames..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : "Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frốre et doit s'aider. Allons, Mesdames, pas de cộrộmonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison oự passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas Tụtes avant demain midi." On hộsitait, personne n'osant assumer la responsabilitộ du "oui".

    Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidộe, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui *** : "Nous acceptons avec reconnaissance, Madame."

    Le premier pas seul coỷtait. Une fois le Rubicon passộ, on s'en donna carrộment. Le panier fut vidộ. Il contenait encore un põtộ de foie gras, un põtộ de mauviettes, un morceau de langue fumộe, des poires de Crassane, un pavộ de Pont-l'Evờque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les cru***ộs.

    On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec rộserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s'abandonna davantage. Mmes de Brộville et Carrộ-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec dộlicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des trốs nobles dames qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une õme de gendarme, resta revờche, parlant peu et mangeant beaucoup.

    On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Franỗais ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencốrent bientụt, et Boule de suif raconta, avec une ộmotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quittộ Rouen : "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, disait-elle. J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir quelques soldats que m'expatrier je ne sais oự. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m'ont tournộ le sang de colốre ; et j'ai pleurộ de honte toute la journộe. Oh ! si j'ộtais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenờtre, ces gros porcs avec leur casque pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empờcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j'ai sautộ la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles ộtrangler que d'autres ! Et je l'aurais terminộ, celui-l, si l'on ne m'avait pas tirộe par les cheveux. Il a fallu me cacher aprốs ỗa. Enfin, quand j'ai trouvộ une occasion, je suis partie, et me voici."

    On la fộlicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses compagnons qui ne s'ộtaient pas montrộs si crõnes ; et Cornudet, en l'ộcoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apụtre ; de mờme un prờtre entend un dộvot louer Dieu, car les dộmocrates longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla son tour d'un ton doctrinaire, avec l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'ộloquence oự il ộtrillait magistralement cette "crapule de Badinguet".

    Mais Boule de suif aussitụt se fõcha, car elle ộtait bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu'une guigne, et, bộgayant d'indignation : "J'aurais bien voulu vous voir sa place, vous autres. Ca aurait ộtộ du propre, ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme ! On n'aurait plus qu' quitter la France si l'on ộtait gouvernộ par des polissons comme vous !" Cornudet, impassible, gardait un sourire dộdaigneux et supộrieur ; mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa et calma, non sans peine, la fille exaspộrộe, en proclamant avec autoritộ que toutes les opinions sincốres ộtaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturiốre, qui avaient dans l'õme la haine irraisonnộe des gens comme il faut pour la Rộpublique, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements panache et despotiques, se sentaient, malgrộ elles, attirộes vers cette prostituộe pleine de dignitộ, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

    Le panier ộtait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant qu'il ne fỷt pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie nộanmoins depuis qu'on avait fini de manger.

    La nuit tombait, l'obscuritộ peu peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de suif, malgrộ sa graisse. Alors Mme de Brộville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait ộtộ plusieurs fois renouvelộ, et l'autre accepta tout de suite car elle se sentait les pieds gelộs. Mme Carrộ-Lamadon et Loiseau donnốrent les leurs aux religieuses.

    Le cocher avait allumộ ses lanternes. Elles ộclairaient d'une lueur vive un nuage de buộe au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux cụtộs de la route, la neige qui semblait se dộrouler sous le reflet mobile des lumiốres.

    On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout coup un mouvement se fit entre Boule de suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l'oil fouillait l'ombre, crut voir l'homme la grande barbe s'ộcarter vivement comme s'il eỷt reỗu quelque bon coup lancộ sans bruit.

    Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'ộtait Tụtes. On avait marchộ onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissộes en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg, et devant l'hụtel du Commerce on s'arrờta.

    La portiốre s'ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs: c'ộtaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitụt la voix d'un Allemand cria quelque chose.

    Bien que la diligence fỷt immobile, personne ne descendait, comme si l'on se fỷt attendu ờtre massacrộ la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant la main une de ses lanternes, qui ộclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tờtes effarộes, dont les bouches ộtaient ouvertes et les yeux ộcarquillộs de surprise et d'ộpouvante.

    A cụtộ du cocher se tenait, en pleine lumiốre, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serrộ dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le cụtộ sa casquette plate et cirộe qui le faisait ressembler au chasseur d'un hụtel anglais. Sa moustache dộmesurộe, longs poils droits, s'amincissant indộfiniment de chaque cụtộ et terminộe par un seul fil blond, si mince qu'on n'en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lốvres un pli tombant.

    Il invita en franỗais d'Alsacien les voyageurs sortir, disant d'un ton raide : "Foulez-vous descendre, Messieurs et Dames ?"

    Les deux bonnes sours obộirent les premiốres avec une docilitộ de saintes filles habituộes toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitiộ. Celui-ci, en mettant pied terre, *** l'officier : "Bonjour, Monsieur", par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L'autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans rộpondre.

    Boule de suif et Cornudet, bien que prốs de la portiốre, descendirent les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tõchait de se dominer et d'ờtre calme : le dộmoc tourmentait d'une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussõtre. Ils voulaient garder de la dignitộ, comprenant qu'en ces rencontres-l chacun reprộsente un peu son pays ; et, pareillement rộvoltộs par la souplesse de leurs compagnons, elle tõchait de se montrer plus fiốre que ses voisines, les femmes honnờtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de rộsistance commencộe au dộfoncement des routes.

    On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'ộtant fait prộsenter l'autorisation de dộpart signộe par le gộnộral en chef et oự ộtaient mentionnộs les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements ộcrits.

    Puis il *** brusquement : "C'est pien", et il disparut.

    Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandộ. Une demi-heure ộtait nộcessaire pour l'apprờter ; et, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrộe marquộe d'un numộro parlant.

    Enfin on allait se mettre table, quand le patron de l'auberge parut lui-mờme. C'ộtait un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son pốre lui avait transmis le nom de Follenvie.

    Il demanda : "Mademoiselle Elisabeth Rousset ?"

    Boule de suif tressaillit, se retourna : "C'est moi.

    - Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immộdiatement.

    - A moi ?

    - Oui, si vous ờtes bien Mlle Elisabeth Rousset."

    Elle se troubla, rộflộchit une seconde, puis dộclara carrộment : "C'est possible, mais je n'irai pas."

    Un mouvement se fit autour d'elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s'approcha : "Vous avez tort, Madame, car votre refus peut amener des difficultộs considộrables, non seulement pour vous, mais mờme pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais rộsister aux gens qui sont les plus forts. Cette dộmarche assurộment ne peut prộsenter aucun danger : c'est sans doute pour quelque formalitộ oubliộe."

    Tout le monde se joignit lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l'on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient rộsulter d'un coup de tờte. Elle *** enfin : "C'est pour vous que je le fais, bien sỷr !"

    La comtesse lui prit la main : "Et nous vous en remercions."

    Elle sortit. On l'atten*** pour se mettre table. Chacun se dộsolait de n'avoir pas ộtộ demandộ la place de cette fille violente et irascible, et prộparait mentalement des platitudes pour le cas oự on l'appellerait son tour.

    Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge suffoquer, exaspộrộe. Elle balbutiait : "Oh la canaille ! la canaille !"

    Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne *** rien ; et, comme le comte insistait, elle rộpon*** avec une grande dignitộ : "Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler."

    Alors on s'assit autour d'une haute soupiốre d'oự sortait un parfum de choux. Malgrộ cette alerte, le souper fut gai. Le cidre ộtait bon, le mộnage Loiseau et les bonnes sours en prirent, par ộconomie. Les autres demandốrent du vin ; Cornudet rộclama de la biốre. Il avait une faỗon particuliốre de dộboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considộrer en penchant le verre, qu'il ộlevait ensuite entre la lampe et son oil pour bien apprộcier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardộ la nuance de son breuvage aimộ, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il ộtait nộ. On eỷt *** qu'il ộtablissait en son esprit un rapprochement et comme une affinitộ entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et la Rộvolution ; et assurộment il ne pouvait dộguster l'un sans songer l'autre.

    M. et Mme Follenvie dợnaient tout au bout de la table. L'homme, rõlant comme une locomotive crevộe, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions l'arrivộe des Prussiens, ce qu'ils faisaient. ce qu'ils disaient, les exộcrant, d'abord, parce qu'ils lui coỷtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils l'armộe. Elle s'adressait surtout la comtesse, flattộe de causer avec une dame de qualitộ.

    Puis elle baissait la voix pour dire les choses dộlicates, et son mari de temps en temps, l'interrompait : "Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie." Mais elle n'en tenait aucun compte, et continuait : "Oui, Madame, ces gens-l, ỗa ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres. Oh non ! Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant des heures et des jours ; ils sont l tous dans un champ : Et marche en avant, et marche en arriốre, et tourne par-ci, et tourne par-l. S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays ! Mais non, Madame, ces militaires, ỗa n'est profitable personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu' massacrer ! Je ne suis qu'une vieille femme sans ộducation, c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempộrament piộtiner du matin au soir, je me dis : Quand il y a des gens qui font tant de dộcouvertes pour ờtre utiles, faut-il que d'autres se donnent tant de mal pour ờtre nuisibles ! Vraiment, n'est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu'ils soient prussiens, ou bien anglais, ou bien polonais, ou bien franỗais ? Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne ; mais quand on extermine nos garỗons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on donne des dộcorations celui qui en dộtruit le plus ? Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ỗa !"

    Cornudet ộleva la voix : "La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c'est un devoir sacrộ quand on dộfend la patrie."

    La vieille femme baissa la tờte : "Oui, quand on se dộfend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait pas plutụt tuer tous les rois qui font ỗa pour leur plaisir ?"

    L'oil de Cornudet s'enflamma : "Bravo, citoyenne", ***-il.

    M. Carrộ-Lamadon rộflộchissait profondộment. Bien qu'il fỷt fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras inoccupộs et par consộquent ruineux, tant de forces qu'on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il faudra des siốcles pour achever.

    Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son ộnorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

    Le souper peine achevộ, comme on ộtait brisộ de fatigue, on se coucha.

    Cependant Loiseau, qui avait observộ les choses, fit mettre au lit son ộpouse, puis colla tantụt son oreille et tantụt son oil au trou de la serrure, pour tõcher de dộcouvrir ce qu'il appelait : "les mystốres du corridor".

    Au bout d'une heure environ, il enten*** un frụlement, regarda bien vite, et aperỗut Boule de suif qui paraissait plus replốte encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordộ de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir la main et se dirigeait vers le gros numộro tout au fond du couloir. Mais une porte, cụtộ, s'entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrờtốrent. Boule de suif semblait dộfendre l'entrộe de sa chambre avec ộnergie. Loiseau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, la fin, comme ils ộlevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacitộ. Il disait : "Voyons, vous ờtes bờte, qu'est-ce que ỗa vous fait ?"

    Elle avait l'air indignộ et rộpon*** : "Non, mon cher, il y a des moments oự ces choses-l ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte."

    Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s'emporta, ộlevant encore le ton : "Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre cụtộ peut-ờtre ?"

    Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser prốs de l'ennemi dut rộveiller en son cour sa dignitộ dộfaillante, car, aprốs l'avoir seulement embrassộe, il regagna sa porte pas de loup.

    Loiseau, trốs allumộ, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu'il rộveilla d'un baiser en murmurant : "M'aimes-tu, chộrie ?"

    Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientụt s'ộleva quelque part, dans une direction indộterminộe qui pouvait ờtre la **** aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, rộgulier, un bruit sourd et prolongộ, avec des tremblements de chaudiốre sous pression. M. Follenvie dormait.

    Comme on avait dộcidộ qu'on partirait huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bõche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les ộcuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se rộsolurent battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvốrent sur la place, avec l'ộglise au fond et, des deux cụtộs, des maisons basses oự l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent ộpluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berỗait sur ses genoux pour tõcher de l'apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes ộtaient "l'armộe de la guerre", indiquaient par signes leurs vainqueurs obộissants le travail qu'il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafộ; un d'eux mờme lavait le linge de son hụtesse, une aùeule tout impotente.

    Le comte, ộtonnộ, interrogea le bedeau qui sortait du presbytốre. Le vieux rat d'ộglise lui rộpon*** : "Oh ! ceux-l ne sont pas mộchants : c'est pas des Prussiens ce qu'on ***. Ils sont de plus loin, je ne sais pas bien d'oự; et ils ont tous laissộ une femme et des enfants au pays ; ỗa ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sỷr qu'on pleure bien aussi l-bas aprốs les hommes ; et ỗa fournira une fameuse misốre chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme s'ils ộtaient dans leurs maisons. Voyez-vous, Monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu'on s'aide... C'est les grands qui font la guerre."

    Cornudet, indignộ de l'entente cordiale ộtablie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, prộfộrant s'enfermer dans 1'auberge. Loiseau eut un mot pour rire : "Ils repeuplent." M. Carrộ-Lamadon eut un mot grave : "Ils rộparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le dộcouvrit dans le cafộ du village attablộ fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella : "Ne vous avait-on pas donnộ l'ordre d'atteler pour huit heures ?

    - Ah bien oui, mais on m'en a donnộ un autre depuis.

    - Lequel ?

    - De ne pas atteler du tout.

    - Qui vous a donnộ cet ordre ?

    - Ma foi ! le commandant prussien.

    - Pourquoi ?

    - Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me dộfend d'atteler, moi je n'attelle pas. Voil.

    - C'est lui-mờme qui vous a *** cela ?

    - Non, Monsieur : c'est l'aubergiste qui m'a donnộ l'ordre de sa part.

    - Quand ỗa ?

    - Hier soir, comme j'allais me coucher."

    Les trois hommes rentrốrent fort inquiets.

    On demanda M. Follenvie, mais la servante rộpon*** que Monsieur, cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait mờme formellement dộfendu de le rộveiller plus tụt, exceptộ en cas d'incendie.

    On voulut voir l'officier, mais cela ộtait impossible absolument, bien qu'il logeõt dans l'auberge. M. Follenvie seul ộtait autorisộ lui parler pour les affaires civiles. Alors on atten***. Les femmes remontốrent dans leurs chambres, et des futilitộs les occupốrent.

    Cornudet s'installa sous la haute cheminộe de la cuisine, oự flambait un grand feu. Il se fit apporter l une des petites tables du cafộ, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les dộmocrates d'une considộration presque ộgale la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant Cornudet. C'ộtait une superbe pipe en ộcume admirablement culottộe, aussi noire que les dents de son maợtre, mais parfumộe, recourbộe, luisante, familiốre sa main, et complộtant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantụt fixộs sur la flamme du foyer, tantụt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras, pendant qu'il humait sa moustache frangộe d'ộcume.

    Loiseau, sous prộtexte de se dộgourdir les jambes, alla placer du vin aux dộbitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent causer politique. Ils prộvoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux d'Orlộans, l'autre un sauveur inconnu, un hộros qui se rộvộlerait quand tout serait dộsespộrộ : un Du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-ờtre ? ou un autre Napolộon Ier ? Ah ! si le prince impộrial n'ộtait pas si jeune ! Cornudet, les ộcoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinộes. Sa pipe embaumait la cuisine.

    Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien vite ; mais il ne put que rộpộter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles: "L'officier m'a *** comme ỗa : "Monsieur Follenvie, vous dộfendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit."

    Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte oự M. Carrộ-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit rộpondre qu'il admettrait ces deux hommes lui parler quand il aurait dộjeunộ, c'est--dire vers une heure.

    Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgrộ l'inquiộtude. Boule de suif semblait malade et prodigieusement troublộe.

    On achevait le cafộ quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.

    Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d'entraợner Cornudet pour donner plus de solennitộ leur dộmarche, il dộclara fiốrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminộe, demandant une autre canette.

    Les trois hommes montốrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l'auberge, oự l'officier les reỗut, ộtendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminộe, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppộ par une robe de chambre flamboyante, dộrobộe sans doute dans la demeure abandonnộe de quelque bourgeois de mauvais goỷt. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il prộsentait un magnifique ộchantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

    Au bout de quelques instants il *** enfin :

    "Qu'est-ce que fous foulez ?"

    Le comte prit la parole : "Nous dộsirons partir, Monsieur.

    - Non.

    - Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

    - Parce que che ne feux pas.

    - Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre gộnộral en chef nous a dộlivrộ une permission de dộpart pour gagner Dieppe, et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mộriter vos rigueurs.

    - Che ne feux pas... foil tout... Fous poufez tescentre."

    S'ộtant inclinộs tous les trois, ils se retirốrent. L'aprốs-midi fut lamentable. On ne comprenait rien ce caprice d'Allemand, et les idộes les plus singuliốres troublaient les tờtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-ờtre les garder comme otages - mais dans quel but ? - ou les emmener prisonniers ? ou, plutụt, leur demander une ranỗon considộrable ? A cette pensộe, une panique les affola. Les plus riches ộtaient les plus ộpouvantộs, se voyant dộj contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour dộcouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, trốs pauvres. Loiseau enleva sa chaợne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les apprộhensions. La lampe fut allumộe, et, comme on avait encore deux heures avant le dợner, Mme Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-mờme, ayant ộteint sa pipe par politesse, y prit part.

    Le comte battit les cartes, donna, Boule de suif avait trente et un d'emblộe ; et bientụt l'intộrờt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperỗut que le mộnage Loiseau s'entendait pour tricher.

    Comme on allait se mettre table, M. Follenvie reparut, et, de sa voix graillonnante, il prononỗa : "L'officier prussien fait demander Mlle Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changộ d'avis."

    Boule de suif resta debout, toute põle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel ộtouffement de colốre qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle ộclata : "Vous lui direz cette crapule, ce saligaud, cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais !"

    Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourộe, interrogộe, sollicitộe par tout le monde de dộvoiler le mystốre de sa visite. Elle rộsista d'abord ; mais l'exaspộration l'emporta bientụt : "Ce qu'il veut ?... ce qu'il veut ?... Il veut coucher avec moi !" cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C'ộtait une clameur de rộprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colốre, une union de tous pour la rộsistance, comme si l'on eỷt demandộ chacun une partie du sacrifice exigộ d'elle. Le comte dộclara avec dộgoỷt que ces gens-l se conduisaient la faỗon des anciens barbares. Les femmes surtout tộmoignốrent Boule de suif une commisộration ộnergique et caressante. Les bonnes sours, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissộ la tờte et ne disaient rien.

    On dợna nộanmoins lorsque la premiốre fureur fut apaisộe ; mais on parla peu: on songeait.

    Les dames se retirốrent de bonne heure, et les hommes, tout en fumant, organisốrent un ộcartộ auquel fut conviộ M. Follenvie, qu'on avait l'intention d'interroger habilement sur les moyens employer pour vaincre la rộsistance de l'officier. Mais il ne songeait qu' ses cartes, sans rien ộcouter, sans rien rộpondre ; et il rộpộtait sans cesse : "Au jeu, Messieurs, au jeu." Son attention ộtait si tendue qu'il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

    Il refusa mờme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle ộtait "du matin", toujours levộe avec le soleil, tandis que son homme ộtait "du soir", toujours prờt passer la nuit avec des amis. Il lui cria : "Tu placeras mon lait de poule devant le feu", et se remit sa partie. Quand on vit bien qu'on n'en pourrait rien tirer, on dộclara qu'il ộtait temps de s'en aller, et chacun gagna son lit.

    Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige ộblouissante. La diligence, attelộe enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armộe de pigeons blancs, rengorgộs dans leurs plumes ộpaisses, avec un oil rose, tachộ, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils ộparpillaient.

    Le cocher, enveloppộ dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siốge, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

    On n'attendait plus que Boule de suif. Elle parut.

    Elle semblait un peu troublộe, honteuse, et elle s'avanỗa timidement vers ses compagnons, qui, tous, d'un mờme mouvement, se dộtournốrent comme s'ils ne l'avaient pas aperỗue. Le comte prit avec dignitộ le bras de sa femme et l'ộloigna de ce contact impur.

    La grosse fille s'arrờta, stupộfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, Madame" humblement murmurộ. L'autre fit de la tờte seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un regard de vertu outragộe. Tout le monde semblait affairộ, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eỷt apportộ une infection dans ses jupes. Puis on se prộcipita vers la voiture oự elle arriva seule, la derniốre, et reprit en silence la place qu'elle avait occupộe pendant la premiốre partie de la route.

    On semblait ne pas la voir, ne pas la connaợtre ; mais Mme Loiseau, la considộrant de loin avec indignation, *** mi-voix son mari : "Heureusement que je ne suis pas cụtộ d'elle."

    La lourde voiture s'ộbranla, et le voyage recommenỗa.

    On ne parla point d'abord. Boule de suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en mờme temps indignộe contre tous ses voisins, et humiliộe d'avoir cộdộ, souillộe par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait hypocritement jetộe.

    Mme la comtesse, se tournant vers Mme Carrộ-Lamadon, rompit bientụt ce pộnible silence.

    "Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles ?

    - Oui, c'est une de mes amies.

    - Quelle charmante femme !

    - Ravissante ! Une vraie nature d'ộlite, fort instruite d'ailleurs, et artiste jusqu'au bout des doigts : elle chante ravir et dessine dans la perfection !"

    Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : "Coupon , ộchộance, prime, terme."

    Loiseau, qui avait chipộ le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissộ par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyộes, attaqua un bộsigue avec sa femme.

    Les bonnes sours prirent leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout coup leurs lốvres se mirent remuer vivement, se hõtant de plus en plus, prộcipitant leur vague murmure comme pour une course d'orộmus ; et de temps en temps elles baisaient une mộdaille, se signaient de nouveau, puis recommenỗaient leur marmottement rapide et continu.

    Cornudet songeait, immobile.

    Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : "Il fait faim", ***-il.

    Alors sa femme atteignit un paquet ficelộ d'oự elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le dộcoupa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent manger. "Si nous en faisions autant", *** la comtesse. On y consentit et elle dộballa les provisions prộparộes pour les deux mộnages. C'ộtait, dans un de ces vases allongộs dont le couvercle porte un liốvre en faùence, pour indiquer qu'un liốvre en põtộ gợt au-dessous, une charcuterie succulente, oự de blanches riviốres de lard traversaient la chair brune du gibier, mờlộe d'autres viandes hachộes fin. Un beau carrộ de gruyốre, apportộ dans un journal, gardait imprimộ : "faits divers" sur sa põte onctueuse.

    Les deux bonnes sours dộveloppốrent un rond de saucisson qui sentait l'ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en mờme temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oufs durs et de l'autre le croỷton d'un pain. Il dộtacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit mordre mờme les oufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, l-dedans, des ộtoiles.

    Boule de suif, dans la hõte et l'effarement de son lever, n'avait pu songer rien ; et elle regardait, exaspộrộe, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colốre tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux lốvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspộration l'ộtranglait.

    Personne ne la regardait, ne songeait elle. Elle se sentait noyộe dans le mộpris de ces gredins honnờtes qui l'avaient sacrifiộe d'abord, rejetộe ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulỷment dộvorộes, ses deux poulets luisants de gelộe, ses põtộs, ses poires, ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prờte pleurer. Elle fit des efforts terribles, se rai***, avala ses sanglots comme les enfants ; mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupiốres, et bientụt deux grosses larmes, se dộtachant des yeux, roulốrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides coulant comme les gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant rộguliốrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et põle, espộrant qu'on ne la verrait pas.

    Mais la comtesse s'en aperỗut et prộvint son mari d'un signe. Il haussa les ộpaules comme pour dire : "Que voulez-vous ? ce n'est pas ma faute." Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe, et murmura : "Elle pleure sa honte."

    Les deux bonnes sours s'ộtaient remises prier, aprốs avoir roulộ dans un papier le reste de leur saucisson.

    Alors Cornudet, qui digộrait ses oufs, ộten*** ses longues jambes sous la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit siffloter la Marseillaise .

    Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurộment, ne plaisait point ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacộs, et avaient l'air prờts hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie.

    Il s'en aperỗut, ne s'arrờta plus. Parfois mờme il fredonnait les paroles :

    Amour sacrộ de la patrie,

    Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,

    Libertộ, libertộ chộrie,

    Combats avec tes dộfenseurs !

    On fuyait plus vite, la neige ộtant plus dure ; et jusqu' Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscuritộ profonde de la voiture, il continua, avec une obstination fộroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspộrộs suivre le chant d'un bout l'autre, se rappeler chaque parole qu'ils appliquaient sur chaque mesure.

    Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu'elle n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tộnốbres.

    Guy de Maupassant est le meilleur

    You only get what you give

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