Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mlancolie gale celle que provoquent les cloỵtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-tre y a-t-il la fois dans ces maisons et le silence du cloỵtre et l'ari*** des landes et les ossements des ruines: la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un tranger les croirait inhabites, s'il ne rencontrait tout coup le regard ple et froid d'une personne immobile dont la figure demi monastique dpasse l'appui de la croise, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mlancolie existent dans la physionomie d'un logis situ Saumur, au bout de la rue montueuse qui mne au chteau, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu frquente, chaude en t, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorit de son petit pav caillouteux, toujours propre et sec, par l'troitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois sculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent l'originalit qui recommande cette partie de Saumur l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les normes madriers dont les bouts sont taills en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chausse de la plupart d'entre elles. Ici, des pices de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frles de fentre uss, noircis, dont les dlicates sculptures se voient peine, et qui semblent trop lgers pour le pot d'argile brune d'ó s'lancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrire. Plus loin, c'est des portes garnies de clous normes ó le gnie de nos anctres a trac des hiroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantơt un protestant y a sign sa foi, tantơt un ligueur y a mau*** Henri IV. Quelque bourgeois y a grav les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son chevinage oubli. L'Histoire de France est l tout entire. A cơt de la tremblante maison pans hourds ó l'artisan a difi son rabot, s'lve l'hơtel d'un gentilhomme ó sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brises par les diverses rvolutions qui depuis 1789 ont agit le pays. Dans cette rue, les rez-de-chausse commerants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du Moyen Age y retrouveraient l'ouvroure de nos pres en toute sa nạve simplicit. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extrieurs ou intrieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossirement ferres, dont la suprieure se replie intrieurement, et dont l'infrieure, arme d'une sonnette ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent cette espce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la vỏte, le plancher et le petit mur hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ơts le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnes. Ce mur sert taler les marchandises du ngociant. L, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les chantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pices de drap sur des rayons. Entrez? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son pre ou sa mre qui vient et vous vend vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractre, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possde en apparence que de mauvaises planches bouteilles et deux ou trois paquets de lattes; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou; il sait, une planche prs, combien il peut de tonneaux si la rcolte est bonne; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine: en une seule matine, les poinons valent onze francs ou tombent six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphre dominent la vie commerciale. Vignerons, propritaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous l'afft d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gel pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la scheresse et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intrts terrestres. Le baromtre attriste, dride, gaie tour tour les physionomies. D'un bout l'autre de cette rue, l'ancienne Grand-rue de Saumur, ces mots: " Voil un temps d'or! " se chiffrent de porte en porte Aussi chacun rpond-il au voisin: " Il pleut des louis ", en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours la campagne. L, tout tant prvu, l'achat, la vente, le profit, les commerants se trouvent avoir dix heures sur douze employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une mnagre n'achte pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle tait cuite point. Une jeune fille ne met pas la tte sa fentre sans y tre vue par tous les groupes inoccups. L donc les consciences sont jour, de mme que ces maisons impntrables, noires et silencieuses n'ont point de mystres. La vie est presque toujours en plein air: chaque mnage s'assied sa porte, y djeune, y dỵne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit tudi. Aussi, jadis, quand un tranger arrivait dans une ville de province, tait-il gauss de porte en porte. De l les bons contes, de l le surnom de copieux donn aux habitants d'Angers qui excellaient ces railleries urbaines. Les anciens hơtels de la vieille ville sont situs en haut de cette rue jadis habite par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mlancolie ó se sont accomplis les vnements de cette histoire tait prcisment un de ces logis, restes vnrables d'un sicle ó les choses et les hommes avaient ce caractre de simplicit que les moeurs franaises perdent de jour en jour. Aprs avoir suivi les dtours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents rveillent des souvenirs et dont l'effet gnral tend plonger dans une sorte de rverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cache la porte de la maison monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. Monsieur Grandet jouissait Saumur d'une rputation dont les causes et les effets ne seront pas entirement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou, vcu en province. Monsieur Grandet, encore nomm par certaines gens le pre Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, tait en 1789 un maỵtre-tonnelier fort son aise, sachant lire, crire et compter. Ds que la Rpublique franaise mit en vente, dans l'arrondissement de Saumur, les biens du clerg, le tonnelier, alors g de quarante ans, venait d'pouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d'or, au district, ó, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-pre au farouche rpublicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, lgalement, sinon lgitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques mtairies. Les habitants de Saumur tant peu rvolutionnaires, le pre Grandet passa pour un homme hardi, un rpublicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles ides, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nomm membre de l'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protgea les ci-devant et empcha de tout son pouvoir la vente des biens des migrs; commercialement, il fournit aux armes rpublicaines un ou deux milliers de pices de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dpendant d'une communaut de femmes que l'on avait rserve pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut monsieur Grandet. Napolon n'aimait pas les rpublicains: il remplaa monsieur Grandet, qui passait pour avoir port le bonnet rouge, par un grand propritaire, un homme particule, un futur baron de l'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l'intrt de la ville d'excellents chemins qui menaient ses proprits. Sa maison et ses biens, trs avantageusement cadastrs, payaient des impơts modrs. Depuis le classement de ses diffrents clos, ses vignes, grce des soins constants, taient devenues la tte du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la premire qualit de vin. Il aurait pu demander la croix de la Lgion d'honneur. Cet vnement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs lgitimes amours, tait ge de dix ans. Monsieur Grandet, que la providence voulut sans doute consoler de sa disgrce administrative, hrita successivement pendant cette anne de madame de La Gaudinire, ne de La Bertellire, mre de madame Grandet; puis du vieux monsieur La Bertellire, pre de la dfunte; et encore de madame Gentillet, grand-mre du cơt maternel: trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards tait si passionne que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrtement. Le vieux monsieur La Bertellire appelait un placement une prodigalit, trouvant de plus gros intrts dans l'aspect de l'or que dans les bnfices de l'usure. La ville de Saumur prsuma donc la valeur des conomies d'aprs les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'galit n'effacera jamais, il devint le plus impos de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les annes plantureuses, lui donnaient sept huit cents poinons de vin. Il possdait treize mtairies, une vieille abbaye, ó, par conomie, il avait mur les croises, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies ó croissaient et grossissaient trois mille peupliers plants en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait tait la sienne. Ainsi tablissait-on sa fortune visible. Quant ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en prsumer l'importance: l'une tait monsieur Cruchot, notaire charg des placements usuraires de monsieur Grandet; l'autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bnfices duquel le vigneron participait sa convenance et secrtement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possdassent cette profonde discrtion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils tmoignaient publiquement monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l'tendue des capitaux de l'ancien maire d'aprs la porte de l'obsquieuse considration dont il tait l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne ft persuad que monsieur Grandet n'ẻt un trsor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnt nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le mtal jaune semblait avoir communiqu ses teintes. Le regard d'un homme accoutum tirer de ses capitaux un intrt norme contracte ncessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystrieux, qui n'chappent point ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l'estime respectueuse laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la prcision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa rcolte mille poinons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spculation, avait toujours des tonneaux vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denre recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinon deux cents francs quand les petits propritaires donnaient le leur cinq louis. Sa fameuse rcolte de 1811, sagement serre, lentement vendue, lui avait rapport plus de deux cent quarante mille livres. Financirement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus, puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'cus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digre, impassible, froid, mthodique. Personne ne le voyait passer sans prouver un sentiment d'admiration mlang de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le dchirement poli de ses griffes d'acier? A celui-ci maỵtre Cruchot avait procur l'argent ncessaire l'achat d'un domaine, mais onze pour cent; celui-l monsieur des Grassins avait escompt des traites, mais avec un effroyable prlvement d'intrts. Il s'coulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet ft prononc soit au march, soit pendant les soires dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron tait l'objet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un ngociant, plus d'un aubergiste disait-il aux trangers avec un certain contentement: " Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant monsieur Grandet, il ne connaỵt pas lui-mme sa fortune! " En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme prs de quatre millions; mais, comme terme moyen, il avait d tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses proprits, il tait prsumable qu'il possdait en argent une somme presque gale celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu'aprs une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils: " Le pre Grandet?... le pre Grandet doit avoir cinq six millions. - Vous tes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total ", rpondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rothschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils taient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une ddaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tte d'un air d'incrdulit. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularits de sa vie donnrent prise au ridicule et la moquerie, la moquerie et le ridicule s'taient uss. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l'autorit de la chose juge. Sa parole, son vtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, ó chacun, aprs l'avoir tudi comme un naturaliste tudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaỵtre la profonde et muette sagesse de ses plus lgers mouvements. " L'hiver sera rude, disait-on, le pre Grandet a mis ses gants fourrs: il faut vendanger. - Le pre Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette anne. " Monsieur Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'oeufs, de beurre et de bl de rente. Il possdait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantit de grains et lui en rapporter le son et la farine. La Grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne ft plus jeune, boulangeait elle-mme tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s'tait arrang avec les maraỵchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de lgumes. Quant aux fruits, il en rcoltait une telle quantit qu'il en faisait vendre une grande partie au march. Son bois de chauffage tait coup dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses moiti pourries qu'il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout dbit, le rangeaient par complaisance dans son bcher et recevaient ses remerciements. Ses seules dpenses connues taient le pain bnit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le paiement de leurs chaises l'glise; la lumire, les gages de la Grande Nanon, l'tamage de ses casseroles; l'acquittement des impositions, les rparations de ses btiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois rcemment achets qu'il faisait surveiller par le garde d'un voisin, auquel il promettait une indemnit. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manires de cet homme taient fort simples. Il parlait peu. Gnralement, il exprimait ses ides par de petites phrases sentencieuses et ***es d'une voix douce. Depuis la Rvolution, poque laquelle il attira les regards, le bonhomme bgayait d'une manire fatigante aussitơt qu'il avait discourir longuement ou soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohrence de ses paroles, le flux de mots ó il noyait sa pense, son manque apparent de logique attribus un dfaut d'ducation taient affects et seront suffisamment expliqus par quelques vnements de cette histoire. D'ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algbriques lui servaient habituellement embrasser, rsoudre toutes les difficults de la vie et du commerce: " Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. " Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'crivait point. Lui parlait-on? il coutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il m***ait longuement les moindres marchs. Quand, aprs une savante conversation, son adversaire lui avait livr le secret de ses prtentions en croyant le tenir, il lui rpondait: " Je ne puis rien conclure sans avoir consult ma femme. " Sa femme, qu'il avait rduite un ilotisme complet, tait en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner dỵner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait conomiser tout, mme le mouvement. Il ne drangeait rien chez les autres par un respect constant de la proprit. Nanmoins, malgr la douceur de sa voix, malgr sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier peraient, surtout quand il tait au logis, ó il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet tait un homme de cinq pieds, trapu, carr, ayant des mollets de douze pouces de circonfrence, des rotules noueuses et de larges paules, son visage tait rond, tann, marqu de petite vrole; son menton tait droit, ses lvres n'offraient aucune sinuosit, et ses dents taient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dvoratrice que le peuple accorde au basilic; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubrances significatives; ses cheveux jauntres et grisonnants taient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravit d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veine que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonait une finesse dangereuse, une probit sans chaleur, l'gọsme d'un homme habitu concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul tre qui lui ft rellement de quelque chose, sa fille Eugnie, sa seule hritire. Attitude, manires, dmarche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours russi dans ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractre de bronze. Toujours vtu de la mme manire, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il tait depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine draps, une culotte courte de gros drap marron boucles d'argent, un gilet de velours raies alternativement jaunes et puce, boutonn carrment, un large habit marron, grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau la mme place, par un geste mthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considrable des trois premiers tait le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de prsident au tribunal de Premire Instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait faire prvaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait dj C. de Bonfons. Le plaideur assez mal avis pour l'appeler monsieur Cruchot s'apercevait bientơt l'audience de sa sottise. Le magistrat protgeait ceux qui le nommaient monsieur le prsident, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le prsident tait g de trente-trois ans, possdait le domaine de Bonfons (Boni Fontis), valant sept mille livres de rente; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l'abb Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin-de-Tours, qui tous deux passaient pour tre assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, allis vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis Florence les Mdicis; et, comme les Mdicis, les Cruchot avaient leurs Pazzi. Madame des Grassins, mre d'un fils de vingt-trois ans, venait trs assidment faire la partie de madame Grandet, esprant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eugnie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait rigoureusement les manoeuvres de sa femme par de constants services secrtement rendus au vieil avare, et arrivait toujours temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient galement leurs adhrents, leurs cousins, leurs allis fidles. Du cơt des Cruchot, l'abb, le Talleyrand de la famille, bien appuy par son frre le notaire, disputait vivement le terrain la financire et tentait de rserver le riche hritage son neveu le prsident. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix tait la main d'Eugnie Grandet, occupait passionnment les diverses socits de Saumur. Mademoiselle Grandet pousera-t-elle monsieur le prsident ou monsieur Adolphe des Grassins? A ce problme, les uns rpondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni l'un ni l'autre. L'ancien tonnelier rong d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passs, prsents et futurs des Grandet. D'autres rpliquaient que monsieur et madame des Grassins taient nobles, puissamment riches, qu'Adolphe tait un bien gentil cavalier, et qu' moins d'avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d'ailleurs, avait port le bonnet rouge. Les plus senss faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entres toute heure au logis, tandis que son rival n'y tait reu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus lie avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines ides qui la feraient, tơt ou tard, russir. Ceux-l rpliquaient que l'abb Cruchot tait l'homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait gale. " Ils sont manche manche ", disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prtendaient que les Grandet taient trop aviss pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugnie Grandet de Saumur serait marie au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes rpondaient: " D'abord les deux frres ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prtentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, dput, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie les Grandet de Saumur, et prtend s'allier quelque famille ducale par la grce de Napolon. " Que ne disait-on pas d'une hritire dont on parlait vingt lieues la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportrent un avantage signal sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable chteau, ses fermes, rivire, tangs, forts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond oblig de raliser ses capitaux. Maỵtre Cruchot, le prsident Cruchot, l'abb Cruchot, aids par leurs adhrents, surent empcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un march d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoy vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand tonnement de Saumur, le paya, sous escompte, aprs les formalits. Cette affaire eut du retentissement Nantes et Orlans. Monsieur Grandet alla voir son chteau par l'occasion d'une charrette qui y retournait. Aprs avoir jet sur sa proprit le coup d'oeil du maỵtre, il revint Saumur, certain d'avoir plac ses fonds cinq, et saisi de la magnifique pense d'arrondir le marquisat de Froidfond en y runissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trsor presque vide, il dcida de couper blanc ses bois, ses forts, et d'exploiter les peupliers de ses prairies. Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot: la maison monsieur Grandet, cette maison ple, froide, silencieuse, situe en haut de la ville, et abrite par les ruines des remparts. Les deux piliers et la vỏte formant la baie de la porte avaient t, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulire au littoral de la Loire, et si molle que sa dure moyenne est peine de deux cents ans. Les trous ingaux et nombreux que les intempries du climat y avaient bizarrement pratiqus donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermicules de l'architecture franaise et quelque ressemblance avec le porche d'une geơle. Au-dessus du cintre rgnait un long bas-relief de pierre dure sculpte, reprsentant les quatre Saisons, figures dj ronges et toutes noires. Ce bas-relief tait surmont d'une plinthe saillante, sur laquelle s'levaient plusieurs de ces vgtations dues au hasard, des paritaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut dj. La porte, en chne massif, brune, dessche, fendue de toutes parts, frle en apparence, tait solidement maintenue par le systme de ses boulons qui figuraient des dessins symtriques. Une grille carre, petite, mais barreaux serrs et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte btarde et servait, pour ainsi dire, de motif un marteau qui s'y rattachait par un anneau, et frappait sur la tte grimaante d'un maỵtre-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos anctres nommaient jacquemart, ressemblait un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouv quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il reprsentait jadis, et qu'un long usage avait efface. Par la petite grille, destine reconnaỵtre les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une vỏte obscure et verdtre, quelques marches dgrades par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs pais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs taient ceux du rempart sur lequel s'levaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chausse de la maison, la pice la plus considrable tait une salle dont l'entre se trouvait sous la vỏte de la porte cochre. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle manger; elle est le thtre de la vie domestique, le foyer commun; l, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; l entraient les fermiers, le cur, le sous-prfet, le garon meunier. Cette pice, dont les deux croises donnaient sur la rue, tait planchie; des panneaux gris, moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes galement peintes en gris, dont les entre-deux taient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrust d'arabesques en caille ornait le manteau de la chemine en pierre blanche, mal sculpt, sur lequel tait une glace verdtre dont les cơts, coups en biseau pour en montrer l'paisseur, refltaient un filet de lumire le long d'un trumeau gothique en acier damasquin. Les deux girandoles de cuivre dor qui dcoraient chacun des coins de la chemine taient deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobches, et dont la maỵtresse-branche s'adaptait au pidestal de marbre bleutre agenc de vieux cuivre, ce pidestal formait un chandelier pour les petits jours. Les siges de forme antique taient garnis en tapisseries reprsentant les fables de La Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaỵtre les sujets, tant les couleurs passes et les figures cribles de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espces de buffets termins par de crasseuses tagres. Une vieille table jouer en marqueterie, dont le dessus faisait chiquier, tait place dans le tableau qui sparait les deux fentres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromtre ovale, bordure noire, enjoliv par des rubans de bois dor, ó les mouches avaient si silencieusement foltr que la dorure en tait un problme. Sur la paroi oppose la chemine, deux portraits au pastel taient censs reprsenter l'aieul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellire, en lieutenant des gardes franaises, et dfunt madame Gentillet en bergre. Aux deux fentres taient draps des rideaux en gros de Tours rouge, relevs par des cordons de soie glands d'glise. Cette luxueuse dcoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait t comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croise la plus rapproche de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds taient monts sur des patins, afin d'lever madame Grandet une hauteur qui lui permỵt de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier dteint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'Eugnie Grandet tait plac tout auprs. Depuis quinze ans, toutes les journes de la mre et de la fille s'taient paisiblement coules cette place, dans un travail constant, compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d'hiver la chemine. Ce jour-l seulement Grandet permettait qu'on allumt du feu dans la salle, et il le faisait teindre au trente et un mars, sans avoir gard ni aux premiers froids du printemps ni ceux de l'automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur rservait en usant d'adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet passer les matines ou les soires les plus fraỵches des mois d'avril et d'octobre. La mre et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journes ce vritable labeur d'ouvrire, que, si Eugnie voulait broder une collerette sa mre, elle tait force de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pre pour avoir de la lumire. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle sa fille et la Grande Nanon, de mme qu'il distribuait ds le matin le pain et les denres ncessaires la consommation journalire. La Grande Nanon tait peut-tre la seule crature humaine capable d'accepter le despotisme de son maỵtre. Toute la ville l'enviait monsieur et madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nomme cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'ẻt que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumules depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer rcemment quatre mille livres en viager chez maỵtre Cruchot. Ce rsultat des longues et persistantes conomies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant la pauvre ***agnaire du pain pour ses vieux jours, tait jalouse d'elle sans penser au dur servage par lequel il avait t acquis. A l'ge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment tait bien injuste: sa figure ẻt t fort admire sur les paules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, ***-on, l'-propos. Force de quitter une ferme incendie ó elle gardait les vaches, elle vint Saumur, ó elle chercha du service, anime de ce robuste courage qui ne se refuse rien. Le pre Grandet pensait alors se marier, et voulait dj monter son mnage. Il avisa cette fille rebute de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualit de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une crature femelle taille en Hercule, plante sur ses pieds comme un chne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carre du dos, ayant des mains de charretier et une probit vigoureuse comme l'tait son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'pouvantrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'ge ó le coeur tressaille. Il vtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrtement de joie, et s'attacha sincrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita fodalement. Nanon faisait tout: elle faisait la cuisine, elle faisait les bues, elle allait laver le linge la Loire, le rapportait sur ses paules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait manger tous les vendangeurs pendant les rcoltes, surveillait les halleboteurs; dfendait, comme un chien fidle, le bien de son maỵtre; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle obissait sans murmure ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse anne de 1811, dont la rcolte cỏta des peines inoụes, aprs vingt ans de service, Grandet rsolut de donner sa vieille montre Nanon, seul prsent qu'elle reut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonnt ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considrer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils taient uss. La ncessit ren*** cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'tait laiss mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hyginiques que procurait le rgime svre de la maison ó jamais personne n'tait malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille: elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette galit! Jamais le maỵtre n'avait reproch la servante ni l'alberge ou la pche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangs sous l'arbre. " Allons, rgale-toi, Nanon ", lui disait-il dans les annes ó les branches pliaient sous les fruits que les fermiers taient obligs de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait rcolt que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charit, le rire quivoque du pre Grandet tait un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le coeur simple, la tte troite de Nanon ne pouvaient contenir qu'un sentiment et une ide. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du pre Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant: " Que voulez-vous, ma mignonne? " Et sa reconnaissance tait toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre crature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaỵtre un jour devant Dieu plus chaste que ne l'tait la Vierge Marie elle-mme, Grandet, saisi de piti, disait en la regardant: " Cette pauvre Nanon! " Son exclamation tait toujours suivie d'un regard indfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, *** de temps autre, formait depuis longtemps une chaỵne d'amiti non interrompue, et laquelle chaque exclamation ajoutait un chaỵnon. Cette piti, place au coeur de Grandet et prise tout en gr par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce piti d'avare, qui rveillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier, tait pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: " Pauvre Nanon! " Dieu reconnaỵtra ses anges aux inflexions de leur voix et leurs mystrieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantit de mnages ó les domestiques taient mieux traits, mais ó les maỵtres n'en recevaient nanmoins aucun contentement. De l cette autre phrase: " Qu'est-ce que les Grandet font donc leur Grande Nanon pour qu'elle leur soit si attache? Elle passerait dans le feu pour eux! " Sa cuisine, dont les fentres grilles donnaient sur la cour, tait toujours propre, nette, froide, vritable cuisine d'avare ó rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lav sa vaisselle, serr les restes du dỵner, teint son feu, elle quittait sa cuisine, spare de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprs de ses maỵtres. Une seule chandelle suffisait la famille pour la soire. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge clair par un jour de souffrance. Sa robuste sant lui permettait d'habiter impunment cette espce de trou, d'ó elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond, qui rgnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue charg de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant. La description des autres portions du logis se trouvera lie aux vnements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle ó clatait tout le luxe du mnage peut faire souponner par avance la nu*** des tages suprieurs. En 1819, vers le commencement de la soire, au milieu du mois de novembre, la Grande Nanon alluma du feu pour la premire fois. L'automne avait t trs beau. Ce jour tait un jour de fte bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se prparaient-ils venir arms de toutes pices, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amiti. Le matin, tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnes de Nanon, se rendant l'glise paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour tait l'anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugnie. Aussi, calculant l'heure ó le dỵner devait finir, maỵtre Cruchot, l'abb Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins pour fter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'normes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le prsident voulait prsenter tait ingnieusement enveloppe d'un ruban de satin blanc, orn de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mmorables de la naissance et de la fte d'Eugnie, tait venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son prsent paternel, consistant, depuis treize annes, en une curieuse pice d'or. Madame Grandet donnait ordinairement sa fille une robe d'hiver ou d't, selon la circonstance. Ces deux robes, les pices d'or qu'elle rcoltait au premier jour de l'an et la fte de son pre, lui composaient un petit revenu de cent cus environ, que Grandet aimait lui voir entasser. N'tait-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, lever la brochette l'avarice de son hritire, laquelle il demandait parfois compte de son trsor, autrefois grossi par les La Bertellire, en lui disant: " Ce sera ton douzain de mariage. " Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conserv dans quelques pays situs au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l'poux doit lui donner une bourse ó se trouvent, suivant les fortunes, douze pices ou douze douzaines de pices ou douze cents pices d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergres ne se marierait pas sans son douzain, ne ft-il compos que de gros sous. On parle encore Issoudun de je ne sais quel douzain offert une riche hritire et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape Clment VII, oncle de Catherine de Mdicis, lui fit prsent, en la mariant Henri II, d'une douzaine de mdailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dỵner, le pre tout joyeux de voir son Eugnie plus belle dans une robe neuve, s'tait cri: " Puisque c'est la fte d'Eugnie, faisons du feu! ce sera de bon augure." - Mademoiselle se mariera dans l'anne, c'est sr, *** la Grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers. - Je ne vois point de partis pour elle Saumur, rpon*** madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son ge, annonait l'entire servitude conjugale sous laquelle gmissait la pauvre femme. Grandet contempla sa fille, et s'cria gaiement: " Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, l'enfant, il faudra bientơt s'occuper d'elle. " Eugnie et sa mre se jetrent silencieusement un coup d'oeil d'intelligence. Madame Grandet tait une femme sche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour tre tyrannises. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents taient noires et rares, sa bouche tait ride, et son menton affectait la forme ***e en galoche. C'tait une excellente femme, une vraie La Bertellire. L'abb Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas t trop mal, et elle le croyait. Une douceur anglique, une rsignation d'insecte tourment par des enfants, une pit rare, une inaltrable galit d'me, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs la fois pour ses menues dpenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apport au pre Grandet plus de trois cent mille francs, s'tait toujours sentie si profondment humilie d'une dpendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son me lui interdisait de se rvolter, qu'elle n'avait jamais demand un sou, ni fait une observation sur les actes que maỵtre Cruchot lui prsentait signer. Cette fiert sotte et secrte, cette noblesse d'me constamment mconnue et blesse par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdtre, qu'elle s'tait accoutume faire durer prs d'une anne; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin, elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps coul depuis le jour ó il avait donn six francs sa femme, stipulait-il toujours des pingles pour elle en vendant ses rcoltes de l'anne. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acqureur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse tait commune: " As-tu quelques sous me prter? " et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui reprsentait comme son seigneur et maỵtre, lui rendait, dans le courant de l'hiver, quelques cus sur l'argent des pingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pice de cent sous alloue par mois pour les menues dpenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, aprs avoir boutonn son gousset, de dire sa femme: " Et toi, la mre, veux-tu quelque chose? " - Mon ami, rpondait madame Grandet anime par un sentiment de dignit maternelle, nous verrons cela. Sublimit perdue! Grandet se croyait trs gnreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugnie ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caractre de la Providence? Aprs ce dỵner, ó, pour la premire fois, il fut question du mariage d'Eugnie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant. - Grande bte, lui *** son maỵtre, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi? - Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas. - Elle a raison, *** madame Grandet. Vous auriez d la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugnie a failli s'y fouler le pied. - Tiens, *** Grandet Nanon en la voyant toute ple, puisque c'est la naissance d'Eugnie, et que tu as manqu de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre. - Ma foi, je l'ai bien gagn, *** Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cass la bouteille; mais je me serais plutơt cass le coude pour la tenir en l'air. - C'te pauvre Nanon! *** Grandet en lui versant le cassis. - T'es-tu fait mal? lui *** Eugnie en la regardant avec intrt. - Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins. - H! bien, puisque c'est la naissance d'Eugnie, *** Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, l'endroit ó elle est encore solide. Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumire que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils. - Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier. - Non! non! a me connaỵt, rpon*** l'ancien tonnelier. Au moment ó Grandet raccommodait lui-mme son escalier vermoulu, et sifflait tue-tte en souvenir de ses jeunes annes, les trois Cruchot frapprent la porte. - C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille. - Oui, rpon*** le prsident. Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se refltait sous la vỏte, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entre de la salle. - Ah! vous tes des fteux, leur *** Nanon en sentant les fleurs. - Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-mme une marche de mon escalier. - Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est maire chez lui, *** sentencieusement le prsident en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit. Madame et mademoiselle Grandet se levrent. Le prsident, profitant de l'obscurit, *** alors Eugnie: " Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez de naỵtre, une suite d'annes heureuses, et la continuation de la sant dont vous jouissez? " Il offrit un gros bouquet de fleurs rares Saumur; puis, serrant l'hritire par les coudes, il l'embrassa des deux cơts du cou, avec une complaisance qui ren*** Eugnie honteuse. Le prsident, qui ressemblait un grand clou rouill, croyait ainsi faire sa cour. - Ne vous gnez pas, *** Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fte, monsieur le prsident! - Mais, avec mademoiselle, rpon*** l'abb Cruchot arm de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fte. L'abb baisa la main d'Eugnie. Quant maỵtre Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et ***: " Comme a nous pousse, a! Tous les ans douze mois. " En replaant la lumire devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la rptait satit quand elle lui semblait drơle, ***: " Puisque c'est la fte d'Eugnie, allumons les flambeaux! " Il ơta soigneusement les branches des candlabres, mit la bobche chaque pidestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortille d'un bout de papier, la ficha dans le trou, l'assura, l'alluma, et vint s'asseoir cơt de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L'abb Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, perruque rousse et plate, figure de vieille femme joueuse, *** en avanant ses pieds bien chausss dans de forts souliers agrafes d'argent: "Les des Grassins ne sont pas venus?" - Pas encore, *** Grandet. - Mais doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face troue comme une cumoire. - Je le crois, rpon*** madame Grandet. - Vos vendanges sont-elles finies? demanda le prsident de Bonfons Grandet. - Partout! lui *** le vieux vigneron en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d'orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir qui allait la cuisine, il vit alors la Grande Nanon, assise son feu, ayant une lumire et se prparant filer l, pour ne pas se mler la fte. - Nanon, ***-il, en s'avanant dans le couloir, veux-tu bien teindre ton feu, ta lumire, et venir avec nous? Pardieu! la salle est assez grande pour nous tous. - Mais, monsieur, vous aurez du beau monde. - Ne les vaux-tu pas bien? Ils sont de la cơte d'Adam tout comme toi. Grandet revint vers le prsident et lui ***: " Avez-vous vendu votre rcolte? " - Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propritaires, vous le savez bien, se sont jur de tenir les prix convenus, et cette anne les Belges ne l'emporteront pas sur nous. S'ils s'en vont, h bien, ils reviendront. - Oui, mais tenons-nous bien, *** Grandet d'un ton qui fit frmir le prsident. - Serait-il en march? pensa Cruchot. En ce moment, un coup de marteau annona la famille des Grassins, et leur arrive interrompit une conversation commence entre madame Grandet et l'abb. Madame des Grassins tait une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grce au rgime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conserves jeunes encore quarante ans. Elles sont comme ces dernires roses de l'arrire-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les ptales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton la ville de Saumur, et avait des soires. Son mari, ancien quartier-maỵtre dans la garde impriale, grivement bless Austerlitz et retrait, conservait malgr sa considration pour Grandet, l'apparente franchise des militaires. - Bonjour, Grandet, ***-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supriorit sous laquelle il crasait toujours les Cruchot. - Mademoiselle, ***-il Eugnie aprs avoir salu madame Grandet, vous tes toujours belle et sage, je ne sais en vrit ce que l'on peut vous souhaiter. Puis il prsenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyre du Cap, fleur nouvellement apporte en Europe et fort rare. Madame des Grassins embrassa trs affectueusement Eugnie, lui serra la main, et lui ***: " Adolphe s'est charg de vous prsenter mon petit souvenir. " Un grand jeune homme blond, ple et frle, ayant d'assez bonnes faons, timide en apparence, mais qui venait de dpenser Paris, ó il tait all faire son Droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s'avana vers Eugnie, l'embrassa sur les deux joues, et lui offrit une boỵte ouvrage dont tous les ustensiles taient en vermeil, vritable marchandise de pacotille, malgr l'cusson sur lequel un E. G. gothique assez bien grav pouvait faire croire une faon trs soigne. En l'ouvrant, Eugnie eut une de ces joies inespres et compltes qui font rougir, tressaillir, trembler d'aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son pre, comme pour savoir s'il lui tait permis d'accepter, et monsieur Grandet *** un " Prends, ma fille! " dont l'accent ẻt illustr un acteur. Les trois Cruchot restrent stupfaits en voyant le regard joyeux et anim lanc sur Adolphe des Grassins par l'hritire qui de semblables richesses parurent inoụes. Monsieur des Grassins offrit Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombs sur le ruban de la Lgion d'honneur attach la boutonnire de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d'un air qui semblait dire: " Parez-moi cette botte-l! " Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus ó taient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi joue d'une femme moqueuse. Dans cette conjoncture dlicate, l'abb Cruchot laissa la socit s'asseoir en cercle devant le feu et alla se promener au fond de la salle avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans l'embrasure de la fentre la plus loigne des des Grassins: " Ces gens-l, *** le prtre l'oreille de l'avare, jettent l'argent par les fentres. " - Qu'est-ce que cela fait, s'il rentre dans ma ****? rpliqua le vigneron. - Si vous vouliez donner des ciseaux d'or votre fille, vous en auriez bien le moyen, *** l'abb. - Je lui donne mieux que des ciseaux, rpon*** Grandet. - Mon neveu est une cruche, pensa l'abb en regardant le prsident dont les cheveux bouriffs ajoutaient encore la mauvaise grce de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite btise qui ẻt du prix? - Nous allons faire votre partie, madame Grandet, *** madame des Grassins. - Mais nous sommes tous runis, nous pouvons deux tables... - Puisque c'est la fte d'Eugnie, faites votre loto gnral, *** le pre Grandet, ces deux enfants en seront. L'ancien tonnelier, qui ne jouait jamais aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. - Allons, Nanon, mets les tables. - Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, *** gaiement madame des Grassins toute joyeuse de la joie qu'elle avait cause Eugnie. - Je n'ai jamais de ma vie t si contente, lui *** l'hritire. Je n'ai rien vu de si joli nulle part. - C'est Adolphe qui l'a rapporte de Paris et qui l'a choisie, lui *** madame des Grassins l'oreille. - Va, va ton train, damne intrigante! se disait le prsident; si tu es jamais en procs, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne. Le notaire, assis dans son coin, regardait l'abb d'un air calme en se disant: " Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frre et celle de mon neveu montent en somme onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moiti, et ils ont une fille: ils peuvent offrir ce qu'ils voudront! hritire et cadeaux, tout sera pour nous un jour. " A huit heures et demie du soir, deux tables taient dresses. La jolie madame des Grassins avait russi mettre son fils cơt d'Eugnie. Les acteurs de cette scne pleine d'intrt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariols, chiffrs, et de jetons en verre bleu, semblaient couter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numro sans faire une remarque; mais tous pensaient aux millions de monsieur Grandet. Le vieux tonnelier contemplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fraỵche de madame des Grassins, la tte martiale du banquier, celle d'Adolphe, le prsident, l'abb, le notaire, et se disait intrieurement: " Ils sont l pour mes cus. Ils viennent s'ennuyer ici pour ma fille. H! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-l me servent de harpons pour pcher! " Cette gaiet de famille, dans ce vieux salon gris, mal clair par deux chandelles; ces rires, accompagns par le bruit du rouet de la Grande Nanon, et qui n'taient sincres que sur les lvres d'Eugnie ou de sa mre; cette petitesse jointe de si grands intrts; cette jeune fille qui, semblable ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu'ils ignorent, se trouvait traque, serre par des preuves d'amiti dont elle tait la dupe; tout contribuait rendre cette scne tristement comique. N'est-ce pas d'ailleurs une scne de tous les temps et de tous les lieux, mais ramene sa plus simple expression? La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d'normes profits, dominait ce drame et l'clairait. N'tait-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l'Argent dans toute sa puissance, exprim par une seule physionomie? Les doux sentiments de la vie n'occupaient l qu'une place secondaire, ils animaient trois coeurs purs, ceux de Nanon, d'Eugnie et de sa mre. Encore, combien d'ignorance dans leur nạvet! Eugnie et sa mre ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n'estimaient les choses de la vie qu' la lueur de leurs ples ides, et ne prisaient ni ne mprisaient l'argent, accoutumes qu'elles taient s'en passer. Leurs sentiments, froisss leur insu, mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions curieuses dans cette runion de gens dont la vie tait purement matrielle. Affreuse con***ion de l'homme! il n'y a pas un de ses bonheurs qui ne vienne d'une ignorance quelconque. Au moment ó madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considrable qui ẻt jamais t pont dans cette salle, et que la Grande Nanon riait d'aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit la porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautrent sur leurs chaises. - Ce n'est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, *** le notaire. - Peut-on cogner comme a, *** Nanon. Veulent-ils casser notre porte? - Quel diable est-ce? s'cria Grandet. Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagne de Grandet. - Grandet, Grandet! s'cria sa femme qui, pousse par un vague sentiment de peur, s'lana vers la porte de la salle. Tous les joueurs se regardrent. - Si nous y allions, *** monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paraỵt malveillant. A peine fut-il permis monsieur des Grassins d'apercevoir la figure d'un jeune homme accompagn du facteur des Messageries, qui portait deux malles normes et traỵnait des sacs de nuit. Grandet se retourna brusquement vers sa femme, et lui ***: " Madame Grandet, allez votre loto. Laissez-moi m'entendre avec monsieur. " Puis il tira vivement la porte de la salle, ó les joueurs agits reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu. - Est-ce quelqu'un de Saumur, monsieur des Grassins? lui *** sa femme. - Non, c'est un voyageur. - Il ne peut venir que de Paris. En effet, *** le notaire en tirant sa vieille montre paisse de deux doigts et qui ressemblait un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste! la diligence du Grand Bureau n'est jamais en retard. - Et ce monsieur est-il jeune? demanda l'abb Cruchot. - Oui, rpon*** monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos. - Nanon ne revient pas, *** Eugnie. - Ce ne peut tre qu'un de vos parents, *** le prsident. - Faisons les mises, s'cria doucement madame Grandet. A sa voix, j'ai vu que monsieur Grandet tait contrari, peut-tre ne serait-il pas content de s'apercevoir que nous parlons de ses affaires. - Mademoiselle, *** Adolphe sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j'ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mre lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant haute voix deux sous pour sa mise: " Veux-tu te taire, grand nigaud! " lui ***-elle l'oreille. En ce moment, Grandet rentra sans la Grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers; il tait suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiosits et proccupait si vivement les imaginations, que son arrive en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut tre compare celle d'un colimaon dans une ruche, ou l'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village. - Asseyez-vous auprs du feu, lui *** Grandet. Avant de s'asseoir, le jeune tranger salua trs gracieusement l'assemble. Les hommes se levrent pour rpondre par une inclination polie, et les femmes firent une rvrence crmonieuse. - Vous avez sans doute froid, monsieur, *** madame Grandet, vous arrivez peut-tre de... - Voil bien les femmes! *** le vieux vigneron en quittant la lecture d'une lettre qu'il tenait la main, laissez donc monsieur se reposer. - Mais, mon pre, monsieur a peut-tre besoin de quelque chose, *** Eugnie. - Il a une langue, rpon*** svrement le vigneron. L'inconnu fut seul surpris de cette scne. Les autres personnes taient faites aux faons despotiques du bonhomme. Nanmoins, quand ces deux demandes et ces deux rponses furent changes, l'inconnu se leva, prsenta le dos au feu, leva l'un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et *** Eugnie: " Ma cousine, je vous remercie, j'ai dỵn Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n'ai besoin de rien, je ne suis mme point fatigu. " - Monsieur vient de la Capitale? demanda madame des Grassins. Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s'entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaỵne son col, l'appliqua sur son oeil droit pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y taient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui *** aprs avoir tout vu: " Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter... " - J'tais sre que c'tait le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites oeillades. - Quarante-sept, cria le vieil abb. Marquez donc, madame des Grassins, n'est-ce pas votre numro? Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour tour le cousin de Paris et Eugnie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune hritire lana de furtifs regards son cousin, et la femme du banquier put facilement y dcouvrir un crescendo d'tonnement ou de curiosit. Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que dj ses manires aristocratiques rvoltaient passablement, et que tous tudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l'enfance pour se laisser aller des enfantillages. Aussi, peut-tre, sur cent d'entre eux, s'en rencontrait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soire, son pre lui avait *** d'aller pour quelques mois chez son frre de Saumur. Peut-tre monsieur Grandet de Paris pensait-il Eugnie, Charles, qui tombait en province pour la premire fois, eut la pense d'y paraỵtre avec la supriorit d'un jeune homme la mode, de dsesprer l'arrondissement par son luxe, d'y faire poque, et d'y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d'un mot, il voulait passer Saumur plus de temps qu' Paris se brosser les ongles, et y affecter l'excessive recherche de mise que parfois un jeune homme lgant abandonne pour une ngligence qui ne manque pas de grce. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaine de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingnieux: il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabe, reflets d'or, de paillets, de chins, de doubles, chle ou droits de col, col renvers, de boutonns jusqu'en haut, boutons d'or. Il emporta toutes les varits de cols et de cravates en faveur cette poque. Il emporta deux habits de Buisson et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d'or, prsent de sa mre. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite critoire donne par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu'il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Ecosse, victime de quelques soupons auxquels besoin tait de sacrifier momentanment son bonheur; puis force joli papier pour lui crire une lettre par quinzaine. Ce fut enfin une cargaison de futilits parisiennes aussi complte qu'il tait possible de la faire, et ó, depuis la cravache qui sert commencer un duel, jusqu'aux beaux pistolets cisels qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune homme oisif pour labourer la vie. Son pre lui ayant *** de voyager seul et modestement, il tait venu dans le coup de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gter une dlicieuse voiture de voyage commande pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que...etc., et qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser courre dans les forts de son oncle, y vivre enfin de la vie de chteau; il ne savait pas le trouver Saumur, ó il ne s'tait inform de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut l'y voir dans un grand hơtel. Afin de dbuter convenablement chez son oncle, soit Saumur, soit Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherche, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps rsumait les perfections spciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chtains; il y avait chang de linge, et mis une cravate de satin noir combine avec un col rond, de manire encadrer agrablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage demi boutonne lui pinait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire chle sous lequel tait un second gilet blanc. Sa montre, ngligemment abandonne au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaỵne d'or l'une des boutonnires. Son pantalon gris se boutonnait sur les cơts, ó des dessins brods en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agrablement une canne dont la pomme d'or sculpt n'altrait point la fraỵcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette tait d'un gỏt excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphre la plus leve pouvait seul et s'agencer ainsi sans paraỵtre ridicule, et donner une harmonie de fatuit toutes ces niaiseries, que soutenait d'ailleurs un air brave, l'air d'un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sr et Annette. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif clat que l'lgance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salle et des figures qui composaient le tableau de famille, essayez de vous reprsenter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac, et ne songeaient plus depuis longtemps viter ni les roupies, ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, cols recroquevills et plis jauntres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitơt qu'ils se les taient attaches au cou. L'norme quantit de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grce et de snilit. Leurs figures, aussi fltries que l'taient leurs habits rps, aussi plisses que leurs pantalons, semblaient uses, racornies, et grimaaient. La ngligence gnrale des autres costumes, tous incomplets, sans fraỵcheur, comme le sont les toilettes de province, ó l'on arrive insensiblement ne plus s'habiller les uns pour les autres, et prendre garde au prix d'une paire de gants, s'accordait avec l'insouciance des Cruchot. L'horreur de la mode tait le seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s'entendissent parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprims et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l'Encyclopdie mthodique et le Moniteur, aussitơt les joueurs de loto levaient le nez et le considraient avec autant de curiosit qu'ils en eussent manifest pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d'un homme la mode n'tait pas inconnue, s'associrent nanmoins l'tonnement de leurs voisins, soit qu'ils prouvassent l'indfinissable influence d'un sentiment gnral, soit qu'ils l'approuvassent en disant leurs compatriotes par des oeillades pleines d'ironie: " Voil comme ils sont Paris. " Tous pouvaient d'ailleurs observer Charles loisir, sans craindre de dplaire au maỵtre du logis. Grandet tait absorb dans la longue lettre qu'il tenait, et avait pris pour la lire l'unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hơtes ni de leur plaisir. Eugnie qui le type d'une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, tait entirement inconnu, crut voir en son cousin une crature descendue de quelque rgion sraphique. Elle respirait avec dlices les parfums exhals par cette chevelure si brillante, si gracieusement boucle. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraỵcheur et la dlicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut rsumer les impressions que le jeune lgant produisit sur une ignorante fille sans cesse occupe rapetasser des bas, ravauder la garde-robe de son pre, et dont la vie s'tait coule sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d'un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son coeur les motions de fine volupt que causent un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessines par Westall dans les Keepsake anglais, et graves par les Finden d'un burin si habile, qu'on a peur, en soufflant sur le vlin, de faire envoler ces apparitions clestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brod par la grande dame qui voyageait en Ecosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l'amour, Eugnie regarda son cousin pour savoir s'il allait bien rellement s'en servir. Les manires de Charles, ses gestes, la faon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affecte, son mpris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir la riche hritire et qu'il trouvait videmment ou sans valeur ou ridicule; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot et les des Grassins lui plaisait si fort, qu'avant de s'endormir elle dut rver longtemps ce phnix des cousins. Les numros se tiraient fort lentement, mais bientơt le loto fut arrt. La Grande Nanon entra et *** tout haut: " Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit ce monsieur. " Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins *** alors voix basse: " Gardons nos sous et laissons le loto. " Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe corne ó il les avait mis; puis l'assemble se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu. - Vous avez donc fini? *** Grandet sans quitter sa lettre. - Oui, oui, rpon*** madame des Grassins en venant prendre place prs de Charles. Eugnie, mue par une de ces penses qui naissent au coeur des jeunes filles quand un sentiment s'y loge pour la premire fois, quitta la salle pour aller aider sa mre et Nanon. Si elle avait t questionne par un confesseur habile, elle lui ẻt sans doute avou qu'elle ne songeait ni sa mre ni Nanon, mais qu'elle tait travaille par un poignant dsir d'inspecter la chambre de son cousin pour s'y occuper de son cousin, pour y placer quoi que ce ft, pour obvier un oubli, pour y tout prvoir, afin de la rendre, autant que possible, lgante et propre. Eugnie se croyait dj seule capable de comprendre les gỏts et les ides de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver sa mre et Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout tait faire. Elle donna l'ide la Grande Nanon de bassiner les draps avec la braise du feu; elle couvrit elle-mme la vieille table d'un napperon, et recommanda bien Nanon de changer le napperon tous les matins. Elle convainquit sa mre de la ncessit d'allumer un bon feu dans la chemine, et dtermina Nanon monter, sans en rien dire son pre, un gros tas de bois dans le corridor Elle courut chercher dans une des encoignures de la salle un plateau de vieux laque qui venait de la succession de feu le vieux monsieur de La Bertellire, y prit galement un verre de cristal six pans, une petite cuiller ddore, un flacon antique ó taient gravs des amours, et mit triomphalement le tout sur un coin de la chemine. Il lui avait plus surgi d'ides en un quart d'heure qu'elle n'en avait eu depuis qu'elle tait au monde. - Maman, ***-elle, jamais mon cousin ne supportera l'odeur d'une chandelle. Si nous achetions de la bougie?... Elle alla, lgre comme un oiseau, tirer de sa bourse l'cu de cent sous qu'elle avait reu pour ses dpenses du mois. - Tiens, Nanon, ***-elle, va vite. - Mais, que dira ton pre? Cette objection terrible fut propose par madame Grandet en voyant sa fille arme d'un sucrier de vieux Svres rapport du chteau de Froidfond par Grandet- Et ó prendras-tu donc du sucre? Es-tu folle? - Maman, Nanon achtera aussi bien du sucre que de la bougie. - Mais ton pre? - Serait-il convenable que son neveu ne pt boire un verre d'eau sucre? D'ailleurs, il n'y fera pas attention. - Ton pre voit tout, *** madame Grandet en hochant la tte. Nanon hsitait, elle connaissait son maỵtre. - Mais va donc, Nanon, puisque c'est ma fte! Nanon laissa chapper un gros rire en entendant la premire plaisanterie que sa jeune maỵtresse ẻt jamais faite, et lui obit. Pendant qu'Eugnie et sa mre s'efforaient d'embellir la chambre destine par monsieur Grandet son neveu, Charles se trouvait l'objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries. - Vous tes bien courageux, monsieur, lui ***-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l'hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l'on peut encore s'y amuser. Elle lui lana une vritable oeillade de province, ó, par habitude, les femmes mettent tant de rserve et de prudence dans leurs yeux qu'elles leur communiquent la friande concupiscence particulire ceux des ecclsiastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dpays dans cette salle, si loin du vaste chteau et de la fastueuse existence qu'il supposait son oncle, qu'en regardant attentivement madame des Grassins, il aperut enfin une image demi efface des figures parisiennes. Il rpon*** avec grce l'espce d'invitation qui lui tait adresse, et il s'engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. Il existait chez elle et chez Charles un mme besoin de confiance. Aussi, aprs quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries srieuses, l'adroite provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes qui parlaient de la vente des vins, dont s'occupait en ce moment tout le Saumurois: " Monsieur, si vous voulez nous faire l'honneur de venir nous voir, vous ferez trs certainement autant de plaisir mon mari qu' moi. Notre salon est le seul dans Saumur ó vous trouverez runis le haut commerce et la noblesse: nous appartenons aux deux socits, qui ne veulent se rencontrer que l parce qu'on s'y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est galement considr par les uns et par les autres. Ainsi, nous tcherons de faire diversion l'ennui de votre sjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu' ses provins, votre tante est une dvote qui ne sait pas coudre deux ides, et votre cousine est une petite sotte, sans ducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie raccommoder des torchons. " " Elle est trs bien, cette femme ", se *** en lui-mme Charles Grandet en rpondant aux minauderies de madame des Grassins. - Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, *** en riant le gros et grand banquier. A cette observation, le notaire et le prsident dirent des mots plus ou moins malicieux; mais l'abb les regarda d'un air fin et rsuma leurs penses en prenant une pince de tabac, et offrant sa tabatire la ronde: " Qui mieux que madame, ***-il, pourrait faire monsieur les honneurs de Saumur? " - Ha! , comment l'entendez-vous, monsieur l'abb? demanda monsieur des Grassins. - Je l'entends, monsieur, dans le sens le plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rus vieillard en se tournant vers Charles. Sans paraỵtre y prter la moindre attention, l'abb Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins. - Monsieur, *** enfin Adolphe Charles d'un air qu'il aurait voulu rendre dgag, je ne sais si vous avez conserv quelque souvenir de moi; j'ai eu le plaisir d'tre votre vis--vis un bal donn par monsieur le baron de Nucingen, et... - Parfaitement, monsieur, parfaitement, rpon*** Charles, surpris de se voir l'objet des attentions de tout le monde. - Monsieur est votre fils? demanda-t-il madame des Grassins. L'abb regarda malicieusement la mre. - Oui, monsieur, ***-elle. - Vous tiez donc bien jeune Paris? reprit Charles en s'adressant Adolphe. - Que voulez-vous, monsieur, *** l'abb, nous les envoyons Babylone aussitơt qu'ils sont sevrs. Madame des Grassins interrogea l'abb par un regard d'une tonnante profondeur. - Il faut venir en province, ***-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques annes aussi fraỵches que l'est madame, aprs avoir eu des fils bientơt licencis en droit. Il me semble tre encore au jour ó les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l'abb en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succs sont d'hier... - Oh! le vieux sclrat! se *** en elle-mme madame des Grassins, me devinerait-il donc? - Il paraỵt que j'aurai beaucoup de succs Saumur, se disait Charles en dboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard travers les espaces pour imiter la pose donne lord Byron par Chantrey. L'inattention du pre Grandet, ou, pour mieux dire, la proccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n'chapprent ni au notaire ni au prsident, qui tchaient d'en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement claire par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D'ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affecte par cet homme en lisant la fatale lettre que voici: " Mon frre, voici bientơt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a t l'objet de notre dernire entrevue, aprs laquelle nous nous sommes quitts joyeux l'un et l'autre. Certes je ne pouvais gure prvoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, la prosprit de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n'existerai plus. Dans la position ó j'tais, je n'ai pas voulu survivre la honte d'une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu'au dernier moment, esprant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes runies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m'emportent mes dernires ressources et ne me laissent rien. J'ai la douleur de devoir prs de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d'actif. Mes vins emmagasins prouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l'abondance et la qualit de vos rcoltes. Dans trois jours, Paris dira: " Monsieur Grandet tait un fripon! " Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d'infamie. Je ravis mon fils et son nom que j'entache et la fortune de sa mre. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j'idoltre. Nous nous sommes *** adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s'panchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour? Mon frre, mon frre, la maldiction de nos enfants est pouvantable; ils peuvent appeler de la nơtre, mais la leur est irrvocable. Grandet, tu es mon aỵn, tu me dois ta protection: fais que Charles ne jette aucune parole amre sur ma tombe! Mon frre, si je t'crivais avec mon sang et mes larmes, il n'y aurait pas autant de douleurs que j'en mets dans cette lettre; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus; mais je souffre et vois la mort d'un oeil sec. Te voil donc le pre de Charles! il n'a point de parents du cơt maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n'ai-je pas obi aux prjugs sociaux? Pourquoi ai-je cd l'amour? Pourquoi ai-je pous la fille naturelle d'un grand seigneur? Charles n'a plus de famille. O mon malheureux fils! mon fils! Ecoute, Grandet, je ne suis pas venu t'implorer pour moi; d'ailleurs tes biens ne sont peut-tre pas assez considrables pour supporter une hypothque de trois millions; mais pour mon fils! Sache-le bien, mon frre, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de pre. Il m'aimait bien, Charles; j'tais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais: il ne me maudira pas. D'ailleurs, tu verras; il est doux, il tient de sa mre, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant! accoutum aux jouissances du luxe, il ne connaỵt aucune des privations auxquelles nous a condamns l'un et l'autre notre premire misre... Et le voil ruin, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c'est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah! je voudrais avoir le bras assez fort pour l'envoyer d'un seul coup dans les cieux prs de sa mre. Folie! je reviens mon malheur, celui de Charles. Je te l'ai donc envoy pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort venir. Sois un pre pour lui, mais un bon pre. Ne l'arrache pas tout coup sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande genoux de renoncer aux crances qu'en qualit d'hritier de sa mre il pourrait exercer contre moi. Mais c'est une prire superflue; il a de l'honneur, et sentira bien qu'il ne doit pas se joindre mes cranciers. Fais-le renoncer ma succession en temps utile. Rvle-lui les dures con***ions de la vie que je lui fais; et, s'il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n'est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvs tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte; et, s'il veut couter la voix de son pre, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu'il parte, qu'il aille aux Indes! Mon frre, Charles est un jeune homme probe et courageux: tu lui feras une pacotille, il mourrait plutơt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prteras; car tu lui en prteras, Grandet! sinon tu te crerais des remords. Ah! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais ternellement vengeance Dieu de ta duret. Si j'avais pu sauver quelques valeurs, j'avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mre; mais les paiements de ma fin du mois avaient absorb toutes mes ressources. Je n'aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant; j'aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m'ẻt rchauff; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis oblig de dresser mon bilan. Je tche de prouver par la bonne foi qui prside mes affaires qu'il n'y a dans mes dsastres ni faute ni improbit. N'est-ce pas m'occuper de Charles? Adieu, mon frre. Que toutes les bndictions de Dieu te soient acquises pour la gnreuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n'en doute pas. Il y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde ó nous devons aller tous un jour, et ó je suis dj. " Victor-Ange-Guillaume GRANDET. " - Vous causez donc? *** le pre Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mmes plis et la mettant dans la poche de son gilet. Il regarda son neveu d'un air humble et craintif sous lequel il cacha ses motions et ses calculs. - Vous tes-vous rchauff? - Trs bien, mon cher oncle! - H! bien, ó sont donc nos femmes? *** l'oncle oubliant dj que son neveu couchait chez lui. En ce moment Eugnie et madame Grandet rentrrent. - Tout est-il arrang l-haut? leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme. - Oui, mon pre. - H! bien, mon neveu, si vous tes fatigu, Nanon va vous conduire votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor! mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n'ont jamais le sou. Les impơts nous avalent tout. - Nous ne voulons pas tre indiscrets, Grandet, *** le banquier. Vous pouvez avoir jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. A demain. A ces mots, l'assemble se leva, et chacun fit la rvrence suivant son caractre. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne, et vint l'allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n'avait pas prvu l'incident qui devait faire finir prmaturment la soire, et son domestique n'tait pas arriv. - Voulez-vous me faire l'honneur d'accepter mon bras, madame? *** l'abb Cruchot madame des Grassins. - Merci, monsieur l'abb. J'ai mon fils, rpon***-elle schement. - Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, *** l'abb. - Donne donc le bras monsieur Cruchot, lui *** son mari. L'abb emmena la jolie dame assez lestement pour se trouver quelques pas en avant de la caravane. - Il est trs bien, ce jeune homme, madame, lui ***-il en lui serrant le bras. Adieu, paniers, vendanges sont faites! Il vous faut dire adieu mademoiselle Grandet, Eugnie sera pour le Parisien. A moins que ce cousin ne soit amourach d'une Parisienne, votre fils Adolphe va rencontrer en lui le rival le plus... - Laissez donc, monsieur l'abb. Ce jeune homme ne tardera pas s'apercevoir qu'Eugnie est une niaise, une fille sans fraỵcheur. L'avez-vous examine? elle tait, ce soir, jaune comme un coing. - Vous l'avez peut-tre dj fait remarquer au cousin. - Et je ne m'en suis pas gne... - Mettez-vous toujours auprs d'Eugnie, madame, et vous n'aurez pas grand'chose dire ce jeune homme contre sa cousine, il fera de lui-mme une comparaison qui... - D'abord, il m'a promis de venir dỵner aprs-demain chez moi. - Ah! si vous vouliez, madame... *** l'abb. - Et que voulez-vous que je veuille, monsieur l'abb? Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils? Je ne suis pas arrive l'ge de trente-neuf ans, avec une rputation sans tache, Dieu merci, pour la compromettre, mme quand il s'agirait de l'empire du Grand Mogol. Nous sommes un ge, l'un et l'autre, auquel on sait ce que parler veut dire. Pour un ecclsiastique, vous avez en vrit des ides bien incongrues. Fi! cela est digne de Faublas. - Vous avez donc lu Faublas? - Non, monsieur l'abb, je voulais dire les Liaisons Dangereuses. - Ah! ce livre est infiniment plus moral, *** en riant l'abb. Mais vous me faites aussi pervers que l'est un jeune homme d'aujourd'hui. Je voulais simplement vous... - Osez me dire que vous ne songiez pas me conseiller de vilaines choses. Cela n'est-il pas clair? Si ce jeune homme, qui est trs bien, j'en conviens, me faisait la cour, il ne penserait pas sa cousine. A Paris, je le sais, quelques bonnes mres se dvouent ainsi pour le bonheur et la fortune de leurs enfants; mais nous sommes en province, monsieur l'abb. - Oui, madame. - Et, reprit-elle, je ne voudrais pas, ni Adolphe lui-mme ne voudrait pas de cent millions achets ce prix... - Madame, je n'ai point parl de cent millions. La tentation ẻt t peut-tre au-dessus de nos forces l'un et l'autre. Seulement, je crois qu'une honnte femme peut se permettre, en tout bien tout honneur, de petites coquetteries sans consquence, qui font partie de ses devoirs en socit, et qui... - Vous croyez? - Ne devons-nous pas, madame, tcher de nous tre agrables les uns aux autres... Permettez que je me mouche. - Je vous assure, madame, reprit-il, qu'il vous lorgnait d'un air un peu plus flatteur que celui qu'il avait en me regardant; mais je lui pardonne d'honorer prfrablement la vieillesse la beaut... - Il est clair, disait le prsident de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils Saumur dans des intentions extrmement matrimoniales... - Mais, alors, le cousin ne serait pas tomb comme une bombe, rpondait le notaire. - Cela ne dirait rien, *** monsieur des Grassins, le bonhomme est cachottier. - Des Grassins, mon ami, je l'ai invit dỵner, ce jeune homme. Il faudra que tu ailles prier monsieur et madame de Larsonnire, et les du Hautoy, avec la belle demoiselle du Hautoy, bien entendu; pourvu qu'elle se mette bien ce jour-l! Par jalousie, sa mre la fagote si mal! J'espre, messieurs, que vous nous ferez l'honneur de venir, ajouta-t-elle en arrtant le cortge pour se retourner vers les deux Cruchot. - Vous voil chez vous, madame, *** le notaire. Aprs avoir salu les trois des Grassins, les trois Cruchot s'en retournrent chez eux, en se servant de ce gnie d'analyse que possdent les provinciaux pour tudier sous toutes ses faces le grand vnement de cette soire, qui changeait les positions respectives des Cruchotins et des Grassinistes. L'admirable bon sens qui dirigeait les actions de ces grands calculateurs leur fit sentir aux uns et aux autres la ncessit d'une alliance momentane contre l'ennemi commun. Ne devaient-ils pas mutuellement empcher Eugnie d'aimer son cousin, et Charles de penser sa cousine? Le Parisien pourrait-il rsister aux insinuations perfides, aux calomnies doucereuses, aux mdisances pleines d'loges, aux dngations nạves qui allaient constamment tourner autour de lui pour le tromper? Lorsque les quatre parents se trouvrent seuls dans la salle, monsieur Grandet *** son neveu: " Il faut se coucher. Il est trop tard pour causer des affaires qui vous amnent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous djeunons huit heures. A midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc; puis nous dỵnons, comme les Parisiens, cinq heures. Voil l'ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme l'air. Vous m'excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-tre tous ici vous disant que je suis riche: monsieur Grandet par-ci, monsieur Grandet par-l! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point mon cr***. Mais je n'ai pas le sou, et je travaille mon ge comme un jeune compagnon, qui n'a pour tout bien qu'une mauvaise plaine et deux bons bras. Vous verrez peut-tre bientơt par vous-mme ce que cỏte un cu quand il faut le suer. Allons, Nanon, les chandelles? " - J'espre, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, *** madame Grandet; mais s'il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon. - Ma chre tante, ce serait difficile, j'ai, je crois, emport toutes mes affaires! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu' ma jeune cousine. Charles prit des mains de Nanon une bougie allume, une bougie d'Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d'en souponner l'existence au logis, ne s'aperut pas de cette magnificence. - Je vais vous montrer le chemin, *** le bonhomme. Au lieu de sortir par la porte de la salle qui donnait sous la vỏte, Grandet fit la crmonie de passer par le couloir qui sparait la salle de la cuisine. Une porte battante garnie d'un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du cơt de l'escalier afin de temprer le froid qui s'y engouffrait. Mais en hiver la bise n'en sifflait pas moins par l trs rudement, et, malgr les bourrelets mis aux portes de la salle, peine la chaleur s'y maintenait-elle un degr convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et dtacha dans l'curie un chien-loup dont la voix tait casse comme s'il avait une laryngite. Cet animal d'une notable frocit ne connaissait que Nanon. Ces deux cratures champtres s'entendaient. Quand Charles vit les murs jauntres et enfums de la cage ó l'escalier rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dgrisement alla rinforzando. Il se croyait dans un juchoir poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, taient si bien faonnes cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son tonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y rpondirent par un sourire agrable qui le dsespra. - Que diable mon pre m'envoie-t-il faire ici? se disait-il. Arriv sur le premier palier, il aperut trois portes peintes en rouge trusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnes, apparentes, termines en faon de flammes comme l'tait chaque bout la longue entre de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l'escalier et qui donnait entre dans la pice situe au-dessus de la cuisine, tait videmment mure. On n'y pntrait en effet que par la chambre de Grandet, qui cette pice servait de cabinet. L'unique croise d'ó elle tirait son jour tait dfendue sur la cour par d'normes barreaux en fer grillags. Personne, pas mme madame Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste son fourneau. L, sans doute, quelque cachette avait t trs habilement pratique, l s'emmagasinaient les titres de proprit, l pendaient les balances peser les louis, l se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reus, les calculs; de manire que les gens d'affaires, voyant toujours Grandet prt tout, pouvaient imaginer qu'il avait ses ordres une fe ou un dmon. L, sans doute, quand Nanon ronflait branler les planchers, quand le chien-loup veillait et billait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet taient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs taient pais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, ó, ***-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres fruits taient dsigns et ó il chiffrait ses produits un provin, une bourre prs. L'entre de la chambre d'Eugnie faisait face cette porte mure. Puis, au bout du palier, tait l'appartement des deux poux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contigu celle d'Eugnie, chez qui l'on entrait par une porte vitre. La chambre du maỵtre tait spare de celle de sa femme par une cloison, et du mystrieux cabinet par un gros mur. Le pre Grandet avait log son neveu au second tage, dans la haute mansarde situe au-dessus de sa chambre, de manire pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Quand Eugnie et sa mre arrivrent au milieu du palier, elles se donnrent le baiser du soir; puis, aprs avoir *** Charles quelques mots d'adieu, froids sur les lvres mais certes chaleureux au coeur de la fille, elles rentrrent dans leurs chambres. - Vous voil chez vous, mon neveu, *** le pre Grandet Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha! ha! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. En ce moment la Grande Nanon apparut, arme d'une bassinoire. - En voil bien d'une autre! *** monsieur Grandet. Prenez-vous mon neveu pour une femme en couches? Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon. - Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme. - Allons, va, puisque tu l'as dans la tte, *** Grandet en la poussant par les paules, mais prends garde de mettre le feu. Puis l'avare descen*** en grommelant de vagues paroles. Charles demeura pantois au milieu de ses malles. Aprs avoir jet les yeux sur les murs d'une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une chemine en pierre de liais cannele dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernisse et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisire plac au bas d'un lit ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, acheves par les vers, il regarda srieusement la Grande Nanon et lui ***: " Ah ! ma chre enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l'ancien maire de Saumur, frre de monsieur Grandet de Paris? " - Oui, monsieur, chez un ben aimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide dfaire vos malles? - Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier! N'avez-vous pas servi dans les marins de la garde impriale? - Oh! oh! oh! oh! *** Nanon, quoi que c'est que a, les marins de la garde? C'est-y sal? Ca va-t-il sur l'eau? - Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef. Nanon fut tout merveille de voir une robe de chambre en soie verte fleurs d'or et dessins antiques. - Vous allez mettre a pour vous coucher, ***-elle. - Oui. - Sainte Vierge! le beau devant d'autel que a ferait pour la paroisse. Mais mon cher mignon monsieur, donnez donc a l'glise, vous sauverez votre me, tandis que a vous la fera perdre. Oh! que vous tes donc gentil comme a. Je vais appeler mademoiselle pour qu'elle vous regarde. - Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire! Laissez-moi coucher, j'arrangerai mes affaires demain; et si ma robe vous plaỵt tant, vous sauverez votre me. Je suis trop bon chrtien pour vous la refuser en m'en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez. Nanon resta plante sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi ses paroles. - Me donner ce bel atour! ***-elle en s'en allant. Il rve dj ce monsieur. Bonsoir. - Bonsoir, Nanon.
- Qu'est-ce que je suis venu faire ici? se *** Charles en s'endormant. Mon p?re n'est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch! ? demain les affaires s?rieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque. - Sainte Vierge! qu'il est gentil, mon cousin, se *** Eug?nie en interrompant ses pri?res qui ce soir-l? ne furent pas finies. Madame Grandet n'eut aucune pens?e en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l'avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable ? toutes les femmes timides, elle avait ?tudi? le caract?re de son seigneur. De m?me que la mouette pr?voit l'orage, elle avait, ? d'imperceptibles signes, pressenti la temp?te int?rieure qui agitait Grandet, et, pour employer l'expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte int?rieurement doubl?e en tơle qu'il avait fait mettre ? son cabinet, et se disait: " Quelle id?e bizarre a eue mon fr?re de me l?guer son enfant? Jolie succession! Je n'ai pas vingt ?cus ? donner. Mais qu'est-ce que vingt ?cus pour ce mirliflor qui lorgnait mon barom?tre comme s'il avait voulu en faire du feu? " En songeant aux cons?quences de ce testament de douleur, Grandet ?tait peut-?tre plus agit? que ne l'?tait son fr?re au moment ó il le tra?a. - J'aurais cette robe d'or?... disait Nanon qui s'endormit habill?e de son devant d'autel, r?vant de fleurs, de tabis, de damas, pour la premi?re fois de sa vie, comme Eug?nie r?va d'amour. Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure d?licieuse ó le soleil leur ?panche ses rayons dans l'?me, ó la fleur leur exprime des pens?es, ó les palpitations du coeur communiquent au cerveau leur chaude f?condance, et fondent les id?es en un vague d?sir; jour d'innocente m?lancolie et de suaves joyeuset?s! Quand les enfants commencent ? voir, ils sourient; quand une fille entrevoit le sentiment de la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumi?re est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumi?re du coeur? Le moment de voir clair aux choses d'ici-bas ?tait arriv? pour Eug?nie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa pri?re, et commen?a l'oeuvre de sa toilette, occupation qui d?sormais allait avoir un sens. Elle lissa d'abord ses cheveux ch?tains, tor*** leurs grosses nattes au-dessus de sa t?te avec le plus grand soin, en ?vitant que les cheveux ne s'?chappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une sym?trie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicit? des accessoires ? la nạvet? des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l'eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien fa?onn?s. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se la?a droit, sans passer d'oeillets. Enfin souhaitant, pour la premi?re fois de sa vie, de paraỵtre ? son avantage, elle connut le bonheur d'avoir une robe fraỵche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achev?e, elle enten*** sonner l'horloge de la paroisse, et s'?tonna de ne compter que sept heures. Le d?sir d'avoir tout le temps n?cessaire pour se bien habiller l'avait fait lever trop tơt. Ignorant l'art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d'en ?tudier l'effet, Eug?nie se croisa bonnement les bras, s'assit ? sa fen?tre, contempla la cour, le jardin ?troit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue m?lancolique, born?e, mais qui n'?tait pas d?pourvue des myst?rieuses beaut?s particuli?res aux endroits solitaires ou ? la nature inculte. Aupr?s de la cuisine se trouvait un puits entour? d'une margelle, et ? poulie maintenue dans une branche de fer courb?e, qu'embrassait une vigne aux pampres fl?tris, rougis, brouis par la saison. De l?, le tortueux sarment gagnait le mur, s'y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un b?cher ó le bois ?tait rang? avec autant d'exactitude que peuvent l'?tre les livres d'un bibliophile. Le pav? de la cour offrait ces teintes noir?tres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le d?faut de mouvement. Les murs ?pais pr?sentaient leur chemise verte, ond?e de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui r?gnaient au fond de la cour et menaient ? la porte du jardin, ?taient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d'un chevalier enterr? par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d'une assise de pierres toutes rong?es s'?levait une grille de bois pourri, ? moiti? tomb?e de v?tust?, mais ? laquelle se mariaient ? leur gr? des plantes grimpantes. De chaque cơt? de la porte ? claire-voie s'avan?aient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois all?es parall?les, sabl?es et s?par?es par des carr?s dont les terres ?taient maintenues au moyen d'une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. A un bout, des framboisiers; ? l'autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commen?aient ? dissiper le glacis imprim? par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eug?nie trouva des charmes tout nouveaux dans l'aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pens?es confuses naissaient dans son ?me, et y croissaient ? mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l'?tre moral, comme un nuage envelopperait l'?tre physique. Ses r?flexions s'accordaient avec les d?tails de ce singulier paysage, et les harmonies de son coeur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d'ó tombaient des Cheveux de V?nus aux feuilles ?paisses ? couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de c?lestes rayons d'esp?rance illumin?rent l'avenir pour Eug?nie, qui d?sormais se plut ? regarder ce pan de mur, ses fleurs p?les, ses clochettes bleues et ses herbes fan?es, auxquelles se m?la un souvenir gracieux comme ceux de l'enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se d?tachant de son rameau, donnait une r?ponse aux secr?tes interrogations de la jeune fille, qui serait rest?e l?, pendant toute la journ?e, sans s'apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d'?me. Elle se leva brusquement, se mit devant son miroir, et s'y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son oeuvre pour se critiquer, et se dire des injures ? lui-m?me. - Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle ?tait la pens?e d'Eug?nie, pens?e humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premi?res vertus de l'amour. Eug?nie appartenait bien ? ce type d'enfants fortement constitu?s, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beaut?s paraissent vulgaires; mais, si elle ressemblait ? la V?nus de Milo, ses formes ?taient ennoblies par cette suavit? du sentiment chr?tien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une t?te ?norme, le front masculin mais d?licat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout enti?re, imprimait une lumi?re jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient ?t? grossis par une petite v?role assez cl?mente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait d?truit le velout? de la peau, n?anmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa m?re y tra?ait passag?rement une marque rouge. Son nez ?tait un peu trop fort, mais il s'harmoniait avec une bouche d'un rouge de minium, dont les l?vres ? mille raies ?taient pleines d'amour et de bont?. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bomb?, soigneusement voil?, attirait le regard et faisait r?ver; il manquait sans doute un peu de la gr?ce due ? la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilit? de cette haute taille devait ?tre un charme. Eug?nie, grande et forte, n'avait donc rien du joli qui plaỵt aux masses; mais elle ?tait belle de cette beaut? si facile ? reconnaỵtre, et dont s'?prennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type ? la c?leste puret? de Marie, qui demande ? toute la nature f?minine ces yeux modestement fiers devin?s par Raphặl, ces lignes vierges souvent dues aux hasards de la conception, mais qu'une vie chr?tienne et pudique peut seule conserver ou faire acqu?rir; ce peintre, amoureux d'un si rare mod?le, ẻt trouv? tout ? coup dans le visage d'Eug?nie la noblesse inn?e qui s'ignore; il ẻt vu sous un front calme un monde d'amour; et, dans la coupe des yeux, dans l'habitude des paupi?res, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa t?te que l'expression du plaisir n'avait jamais ni alt?r?s ni fatigu?s, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranch?es dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, color?e, bord?e de lueur comme une jolie fleur ?close, reposait l'?me, communiquait le charme de la conscience qui s'y refl?tait, et commandait le regard. Eug?nie ?tait encore sur la rive de la vie ó fleurissent les illusions enfantines, ó se cueillent les marguerites avec des d?lices plus tard inconnues. Aussi se ***-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu'?tait l'amour: " Je suis trop laide, il ne fera pas attention ? moi. " Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l'escalier, et ten*** le cou pour ?couter les bruits de la maison. - Il ne se l?ve pas, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaỵnant le chien et parlant ? ses b?tes dans l'?curie. Aussitơt Eug?nie descen***, et courut ? Nanon qui trayait la vache. - Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la cr?me pour le caf? de mon cousin. - Mais, mademoiselle, il aurait fallu s'y prendre hier, *** Nanon qui partit d'un gros ?clat de rire. Je ne peux pas faire de la cr?me. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l'avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d'or. Je l'ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis ? monsieur le cur?. - Nanon, fais-nous donc de la galette. - Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre? *** Nanon, laquelle en sa qualit? de premier ministre de Grandet prenait parfois une importance ?norme aux yeux d'Eug?nie et de sa m?re. Faut-il pas le voler, cet homme, pour f?ter votre cousin? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre p?re, il peut vous en donner. Tenez, le voil? qui descend pour voir aux provisions... Eug?nie se sauva dans le jardin, tout ?pouvant?e en entendant trembler l'escalier sous le pas de son p?re. Elle ?prouvait d?j? les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particuli?re de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-?tre, que nos pens?es sont grav?es sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. En s'apercevant enfin du froid d?n?ment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de d?pit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l'?l?gance de son cousin. Elle ?prouva un besoin passionn? de faire quelque chose pour lui: quoi? elle n'en savait rien. Nạve et vraie, elle se laissait aller ? sa nature ang?lique sans se d?fier ni de ses impressions, ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait ?veill? chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se d?ployer d'autant plus vivement, qu'ayant atteint sa vingt-troisi?me ann?e, elle se trouvait dans la pl?nitude de son intelligence et de ses d?sirs. Pour la premi?re fois, elle eut dans le coeur de la terreur ? l'aspect de son p?re, vit en lui le maỵtre de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pens?es. Elle se mit ? marcher ? pas pr?cipit?s en s'?tonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d'y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu'elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s'?levait entre la Grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme ?tait venu pour mesurer les vivres n?cessaires ? la consommation de la journ?e. - Reste-t-il du pain d'hier? ***-il ? Nanon. - Pas une miette, monsieur. Grandet prit un gros pain rond, bien enfarin?, moul? dans un de ces paniers plats qui servent ? boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui ***: " Nous sommes cinq aujourd'hui, monsieur. " - C'est vrai, r?pon*** Grandet, mais ton pain p?se six livres, il en restera. D'ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ?a ne mange point de pain. - Ca mangera donc de la frippe, *** Nanon. En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l'accompagnement du pain, depuis le beurre ?tendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu'aux confitures d'alberge, la plus distingu?e des frippes; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont l?ch? la frippe et laiss? le pain, comprendront la port?e de cette locution. - Non, r?pon*** Grandet, ?a ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles ? marier. Enfin, apr?s avoir parcimonieusement ordonn? le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant n?anmoins les armoires de sa D?pense, lorsque Nanon l'arr?ta pour lui dire: Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants. - Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage ? cause de mon neveu? - Je ne pensais pas plus ? votre neveu qu'? votre chien, pas plus que vous n'y pensez vous-m?me. Ne voil?-t-il pas que vous ne m'avez aveint que six morceaux de sucre, m'en faut huit. - Ha! ??, Nanon, je ne t'ai jamais vue comme ?a. Qu'est-ce qui te passe donc par la t?te? Es-tu la maỵtresse ici? Tu n'auras que six morceaux de sucre. - Eh! bien, votre neveu, avec quoi donc qu'il sucrera son caf?? - Avec deux morceaux, je m'en passerai, moi. - Vous vous passerez de sucre, ? votre ?ge! J'aimerais mieux vous en acheter de ma poche. - M?le-toi de ce qui te regarde. Malgr? la baisse du prix, le sucre ?tait toujours, aux yeux du tonnelier, la plus pr?cieuse des denr?es coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L'obligation de le m?nager, prise sous l'Empire, ?tait devenue la plus ind?l?bile de ses habitudes. Toutes les femmes, m?me la plus niaise, savent ruser pour arriver ? leurs fins. Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette. - Mademoiselle, cria-t-elle par la crois?e, est-ce pas que vous voulez de la galette? - Non, non, r?pon*** Eug?nie. - Allons, Nanon, *** Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la mette ó ?tait la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu'il avait d?j? coup?. - Il faudra du bois pour chauffer le four, *** l'implacable Nanon. - Eh! bien, tu en prendras ? ta suffisance, r?pon***-il m?lancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dỵner; par ainsi, tu n'allumeras pas deux feux. - Quien! s'?cria Nanon, vous n'avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fid?le ministre un coup d'oeil presque paternel. - Mademoiselle, cria la cuisini?re, nous aurons une galette. Le p?re Grandet revint charg? de ses fruits, et en rangea une premi?re assiett?e sur la table de la cuisine. - Voyez donc, monsieur, lui *** Nanon, les jolies bottes qu'a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ?a se nettoie donc? Faut-il y mettre de votre cirage ? l'oeuf? - Nanon, je crois que l'oeuf g?terait ce cuir-l?. D'ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la mani?re de cirer le maroquin, oui, c'est du maroquin, il ach?tera lui-m?me ? Saumur et t'apportera de quoi illustrer ses bottes. J'ai entendu dire qu'on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant. - C'est donc bon ? manger, *** la servante en portant les bottes ? son nez. Tiens, tiens, elles sentent l'eau de Cologne de madame. Ah! c'est-il drơle. - Drơle! *** le maỵtre, tu trouves drơle de mettre ? des bottes plus d'argent que n'en vaut celui qui les porte. - Monsieur, ***-elle au second voyage de son maỵtre qui avait ferm? le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine ? cause de votre...? - Oui. - Faudra que j'aille ? la boucherie. - Pas du tout; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t'en laisseront pas chơmer. Mais je vais dire ? Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-l? donne le meilleur bouillon de la terre. - C'est-y vrai, monsieur, que ?a mange les morts? - Tu es b?te, Nanon! ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas de morts? Qu'est-ce donc que les successions? Le p?re Grandet n'ayant plus d'ordre ? donner, tira sa montre; et, voyant qu'il pouvait encore disposer d'une demi-heure avant le d?jeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui ***: " Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies? j'ai quelque chose ? y faire. " Eug?nie alla mettre son chapeau de paille cousue, doubl? de taffetas rose; puis, le p?re et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu'? la place. - O? d?valez-vous donc si matin? *** le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. - Voir quelque chose, r?pon*** le bonhomme sans ?tre la dupe de la promenade matinale de son ami. Quand le p?re Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par exp?rience qu'il y avait toujours quelque chose ? gagner avec lui. Donc il l'accompagna. - Venez, Cruchot! *** Grandet au notaire. Vous ?tes de mes amis, je vais vous d?montrer comme quoi c'est une b?tise de planter des peupliers dans de bonnes terres... - Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palp?s pour ceux qui ?taient dans vos prairies de la Loire, *** maỵtre Cruchot en ouvrant des yeux h?b?t?s. Avez-vous eu du bonheur?... Couper vos arbres au moment ó l'on manquait de bois blanc ? Nantes, et les vendre trente francs! Eug?nie ?coutait sans savoir qu'elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arr?t paternel et souverain. Grandet ?tait arriv? aux magnifiques prairies qu'il poss?dait au bord de la Loire, et ó trente ouvriers s'occupaient ? d?blayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers. - Maỵtre Cruchot, voyez ce qu'un peuplier prend de terrain, ***-il au notaire. Jean, cria-t-il ? un ouvrier, me... me... mesure avec ta toise dans tou... tou... tous les sens! - Quatre fois huit pieds, r?pon*** l'ouvrier apr?s avoir fini. - Trente-deux pieds de perte, *** Grandet ? Cruchot. J'avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai? Or... trois ce... ce... ce... cent fois trente-d...eux pie... pieds me man... man... mangeaient cinq... inq cents de foin; ajoutez deux fois autant sur les cơt?s, quinze cents; les rang?es du milieu autant Alors, m?... m?... mettons mille bottes de foin. - Eh! bien, *** Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-l? valent environ six cents francs. - Di... di... ***es dou... ou... ouze cents ? cause des trois ? quatre cents francs de regain. Eh! bien, ca... ca... ca... calculez ce que que que dou... ouze cents francs par an pen... pen... pendant quarante ans do... donnent a... a... avec les in... in... int?r?ts com... com... compos?s que que que vouous saaavez. - Va pour soixante mille francs, *** le notaire. - Je le veux bien! ?a ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh! bien, reprit le vigneron sans b?gayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante mille francs. Il y a perte. J'ai trouv? ?a, moi, *** Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, except? du cơt? de la Loire, ó tu planteras les peupliers que j'ai achet?s. En les mettant dans la rivi?re, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant ? la loupe de son nez un l?ger mouvement qui valait le plus ironique des sourires. - Cela est clair: les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, *** Cruchot stup?fait par les calculs de Grandet. - O-u-i, monsieur, r?pon*** ironiquement le tonnelier. Eug?nie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans ?couter les calculs de son p?re, pr?ta bientơt l'oreille aux discours de Cruchot en l'entendant dire ? son client: " H?! bien, vous avez fait venir un gendre de Paris, il n'est question que de votre neveu dans tout Saumur. Je vais bientơt avoir un contrat ? dresser, p?re Grandet. " - Vous... ou... vous ?tes so... so... orti de bo... bonne heure pooour me dire ?a, reprit Grandet en accompagnant cette r?flexion d'un mouvement de sa loupe. H?! bien, mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous, voooulez sa... savoir. J'aimerais mieux, voyez-vooous, je... jeter ma fi... fi... fille dans la Loire que de la dooonner ? son cououousin: vous pou... pou... ouvez aaannoncer ?a. Mais non, laissez jaaser le mon... onde. Cette r?ponse causa des ?blouissements ? Eug?nie. Les lointaines esp?rances qui pour elle commen?aient ? poindre dans son coeur fleurirent soudain, se r?alis?rent et form?rent un faisceau de fleurs qu'elle vit coup?es et gisant ? terre. Depuis la veille, elle s'attachait ? Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les ?mes; d?sormais la souffrance allait donc les corroborer. N'est-il pas dans la noble destin?e de la femme d'?tre plus touch?e des pompes de la mis?re que des splendeurs de la fortune? Comment le sentiment paternel avait-il pu s'?teindre au fond du coeur de son p?re? de quel crime Charles ?tait-il donc coupable? Questions myst?rieuses! D?j? son amour naissant, myst?re si profond, s'enveloppait de myst?res. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant ? la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d'un aspect triste, elle y respira la m?lancolie que les temps et les choses y avaient imprim?e. Aucun des enseignements de l'amour ne lui manquait. A quelques pas du logis, elle devan?a son p?re et l'atten*** ? la porte apr?s y avoir frapp?. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait ***: " O? en sont les fonds? " - Vous ne voulez pas m'?couter, Grandet, lui r?pon*** Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent ? gagner en deux ans, outre les int?r?ts ? un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont ? quatre-vingts francs cinquante centimes. - Nous verrons cela, r?pon*** Grandet en se frottant le menton. - Mon Dieu! *** le notaire. - Eh! bien, quoi? s'?cria Grandet au moment ó Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant: - Lisez cet article. Monsieur Grandet, l'un des n?gociants les plus estim?s de Paris, s'est br?l? la cervelle hier, apr?s avoir fait son apparition accoutum?e ? la Bourse. Il avait envoy? au pr?sident de la Chambre des D?put?s sa d?mission, et s'?tait ?galement d?mis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l'ont ruin?. La consid?ration dont jouissait monsieur Grandet et son cr?*** ?taient n?anmoins tels qu'il ẻt sans doute trouv? des secours sur la place de Paris. Il est ? regretter que cet homme honorable ait c?d? ? un premier moment de d?sespoir, etc. - Je le savais, *** le vieux vigneron au notaire. Ce mot gla?a maỵtre Cruchot, qui, malgr? son impassibilit? de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-?tre implor? vainement les millions du Grandet de Saumur. - Et son fils, si joyeux hier... - Il ne sait rien encore, r?pon*** Grandet avec le m?me calme. - Adieu, monsieur Grandet, *** Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le pr?sident de Bonfons. En entrant, Grandet trouva le d?jeuner pr?t. Madame Grandet, au cou de laquelle Eug?nie sauta pour l'embrasser avec cette vive effusion de coeur que nous cause un chagrin secret, ?tait d?j? sur son si?ge ? patins, et se tricotait des manches pour l'hiver. - Vous pouvez manger, *** Nanon qui descen*** les escaliers quatre ? quatre, l'enfant dort comme un ch?rubin. Qu'il est gentil les yeux ferm?s! Je suis entr?e, je l'ai appel?. Ah bien oui! personne. - Laisse-le dormir, *** Grandet, il s'?veillera toujours assez tơt aujourd'hui pour apprendre de mauvaises nouvelles. - Qu'y a-t-il donc? demanda Eug?nie en mettant dans son caf? les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s'amusait ? couper lui-m?me ? ses heures perdues. Madame Grandet, qui n'avait pas os? faire cette question, regarda son mari. - Son p?re s'est br?l? la cervelle. - Mon oncle?... *** Eug?nie. - Le pauvre jeune homme! s'?cria madame Grandet. - Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne poss?de pas un sou. - H?! ben, il dort comme s'il ?tait le roi de la terre, *** Nanon d'un accent doux. Eug?nie cessa de manger. Son coeur se serra, comme il se serre quand, pour la premi?re fois, la compassion, excit?e par le malheur de celui qu'elle aime, s'?panche dans le corps entier d'une femme. La pauvre fille pleura. - Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui *** son p?re en lui lan?ant un de ses regards de tigre affam? qu'il jetait sans doute ? ses tas d'or. - Mais, monsieur, *** la servante, qui ne se sentirait pas de piti? pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort? - Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue. Eug?nie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne r?pon*** pas. - Jusqu'? mon retour vous ne lui parlerez de rien, j'esp?re, m'ame Grandet, *** le vieillard en continuant. Je suis oblig? d'aller faire aligner le foss? de mes pr?s sur la route. Je serai revenu ? midi pour le second d?jeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant ? toi, mademoiselle Eug?nie, si c'est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, dare dare, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus... Le p?re prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s'emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit. - Ah! maman, j'?touffe, s'?cria Eug?nie quand elle fut seule avec sa m?re. Je n'ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille p?lir, ouvrit la crois?e et lui fit respirer le grand air. - Je suis mieux, *** Eug?nie apr?s un moment. Cette ?motion nerveuse chez une nature jusqu'alors en apparence calme et froide r?agit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont dou?es les m?res pour l'objet de leur tendresse, et devina tout. Mais ? la v?rit?, la vie des c?l?bres soeurs hongroises, attach?es l'une ? l'autre par une erreur de la nature, n'avait pas ?t? plus intime que ne l'?tait celle d'Eug?nie et de sa m?re, toujours ensemble dans cette embrasure de crois?e, ensemble ? l'?glise, et dormant ensemble dans le m?me air. - Ma pauvre enfant! *** madame Grandet en prenant la t?te d'Eug?nie pour l'appuyer contre son sein. A ces mots, la jeune fille releva la t?te, interrogea sa m?re par un regard, en scruta les secr?tes pens?es, et lui ***: " Pourquoi l'envoyer aux Indes? S'il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n'est-il pas notre plus proche parent? " - Oui, mon enfant, ce serait bien naturel; mais ton p?re a ses raisons, nous devons les respecter. La m?re et la fille s'assirent en silence, l'une sur sa chaise ? patins, l'autre sur son petit fauteuil; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppress?e de reconnaissance pour l'admirable entente de coeur que lui avait t?moign?e sa m?re, Eug?nie lui baisa la main en disant: " Combien tu es bonne, ma ch?re maman! " Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, fl?tri par de longues douleurs. Le trouves-tu bien? demanda Eug?nie. Madame Grandet ne r?pon*** que par un sourire; puis, apr?s un moment de silence, elle *** ? voix basse: " L'aimerais-tu donc d?j?? ce serait mal. " - Mal, reprit Eug?nie, pourquoi? Il te plaỵt, il plaỵt ? Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas? Tiens, maman, mettons la table pour son d?jeuner. Elle jeta son ouvrage, la m?re en fit autant en lui disant: " Tu es folle! " Mais elle se plut ? justifier la folie de sa fille en la partageant. Eug?nie appela Nanon. - Quoi que vous voulez encore, mademoiselle? - Nanon, tu auras bien de la cr?me pour midi. - Ah! pour midi, oui, r?pon*** la vieille servante. - H?! bien, donne-lui du caf? bien fort, j'ai entendu dire ? monsieur des Grassins que le caf? se faisait bien fort ? Paris. Mets-en beaucoup. - Et ó voulez-vous que j'en prenne? - Ach?tes-en. - Et si monsieur me rencontre? - Il est ? ses pr?s. - Je cours. Mais monsieur Fessard m'a d?j? demand? si les trois Mages ?taient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos d?portements. - Si ton p?re s'aper?oit de quelque chose, *** madame Grandet, il est capable de nous battre. - Eh! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups ? genoux. Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute r?ponse, Nanon mit sa coiffe et sortit. Eug?nie donna du linge, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu'elle s'?tait amus?e ? ?tendre sur des cordes dans le grenier; elle marcha l?g?rement le long du corridor pour ne point ?veiller son cousin, et ne put s'emp?cher d'?couter ? sa porte la respiration qui s'?chappait en temps ?gaux de ses l?vres. - Le malheur veille pendant qu'il dort, se ***-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l'aurait pu dresser un vieux chef d'office, et l'apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires compt?es par son p?re, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait. Elle aurait bien voulu mettre ? sac toute la maison de son p?re; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux oeufs frais. En voyant les oeufs, Eug?nie eut l'envie de lui sauter au cou. - Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demand?s, et il me les a donn?s pour m'?tre agr?able, le mignon. Apr?s deux heures de soins, pendant lesquelles Eug?nie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le caf?, pour aller ?couter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle r?ussit ? pr?parer un d?jeuner tr?s simple, peu cỏteux, mais qui d?rogeait terriblement aux habitudes inv?t?r?es de la maison. Le d?jeuner de midi s'y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table plac?e aupr?s du feu, l'un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiett?es de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncel? dans une soucoupe, Eug?nie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son p?re, s'il venait ? entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait d?jeuner avant le retour du bonhomme. - Sois tranquille, Eug?nie, si ton p?re vient, je prendrai tout sur moi, *** madame Grandet. Eug?nie ne put retenir une larme. - Oh! ma bonne m?re, s'?cria-t-elle, je ne t'ai pas assez aim?e! Charles, apr?s avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descen*** enfin. Heureusement, il n'?tait encore que onze heures. Le Parisien! il avait mis autant de coquetterie ? sa toilette que s'il se f?t trouv? au ch?teau de la noble dame qui voyageait en Ecosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien ? la jeunesse, et qui causa une joie triste ? Eug?nie. Il avait pris en plaisanterie le d?sastre de ses ch?teaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement. - Avez-vous bien pass? la nuit, ma ch?re tante? et vous, ma cousine? - Bien, monsieur, mais vous? *** madame Grandet. - Moi, parfaitement. - Vous devez avoir faim, mon cousin, *** Eug?nie; mettez-vous ? table. - Mais je ne d?jeune jamais avant midi, le moment ó je me l?ve. Cependant, j'ai si mal v?cu en route, que je me laisserai faire. D'ailleurs... Il tira la plus d?licieuse montre plate que Br?guet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j'ai ?t? matinal. - Matinal?... *** madame Grandet. - Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh! bien, je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau. - Sainte Vierge! cria Nanon en entendant ces paroles. - Un perdreau, se disait Eug?nie, qui aurait voulu payer un perdreau de tout son p?cule. - Venez vous asseoir, lui *** sa tante. Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eug?nie et sa m?re prirent des chaises et se mirent pr?s de lui devant le feu. - Vous vivez toujours ici? leur *** Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu'elle ne l'?tait aux lumi?res. - Toujours, r?pon*** Eug?nie en le regardant, except? pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous ? l'abbaye de Noyers. - Vous ne vous promenez jamais? - Quelquefois le dimanche apr?s v?pres, quand il fait beau, *** madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche. - Avez-vous un th??tre? - Aller au spectacle, s'?cria madame Grandet, voir des com?diens! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c'est un p?ch? mortel? - Tenez, mon cher monsieur, *** Nanon en apportant les oeufs, nous vous donnerons les poulets ? la coque. - Oh! des oeufs frais, *** Charles, qui, semblable aux gens habitu?s au luxe, ne pensait d?j? plus ? son perdreau. Mais c'est d?licieux, si vous aviez du beurre? Hein, ma ch?re enfant. - Ah! du beurre! Vous n'aurez donc pas de galette, *** la servante. - Mais donne du beurre, Nanon! s'?cria Eug?nie. La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend ? voir jouer un m?lodrame ó triomphe l'innocence. Il est vrai que Charles, ?lev? par une m?re gracieuse, perfectionn? par une femme ? la mode, avait des mouvements coquets, ?l?gants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maỵtresse. La compatissance et la tendresse d'une jeune fille poss?dent une influence vraiment magn?tique. Aussi Charles, en se voyant l'objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire ? l'influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l'inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eug?nie un de ces regards brillants de bont?, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s'aper?ut, en contemplant Eug?nie, de l'exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clart? magique de ses yeux, ó scintillaient de jeunes pens?es d'amour, et ó le d?sir ignorait la volupt?. - Ma foi, ma ch?re cousine, si vous ?tiez en grande loge et en grande toilette ? l'Op?ra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des p?ch?s d'envie aux hommes et de jalousie aux femmes. Ce compliment ?treignit le coeur d'Eug?nie, et le fit palpiter de joie, quoiqu'elle n'y comprỵt rien. - Oh! mon cousin, vous voulez vous moquer d'une pauvre petite provinciale. - Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j'abhorre la raillerie, elle fl?trit le coeur, froisse tous les sentiments... Et il goba fort agr?ablement sa mouillette beurr?e. Non, je n'ai probablement pas assez d'esprit pour me moquer des autres, et ce d?faut me fait beaucoup de tort. A Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant: " Il a bon coeur. " Cette phrase veut dire: " Le pauvre gar?on est b?te comme un rhinoc?ros. " Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poup?e du premier coup ? trente pas avec toute esp?ce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte. - Ce que vous ***es, mon neveu, annonce un bon coeur. - Vous avez une bien jolie bague, *** Eug?nie, est-ce mal de vous demander ? la voir? Charles ten*** la main en d?faisant son anneau; et Eug?nie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin. - Voyez, ma m?re, le beau travail. - Oh! il y a gros d'or, *** Nanon en apportant le caf?. - Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Charles en riant. Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, fạenc? ? l'int?rieur, bord? d'une frange de cendre, et au fond duquel tombait le caf? en revenant ? la surface du liquide bouillonnant. - C'est du caf? boullu, *** Nanon. - Ah! ma ch?re tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous ?tes bien arri?r?s! Je vous apprendrai ? faire du bon caf? dans une cafeti?re ? la Chaptal. Il tenta d'expliquer le syst?me de la cafeti?re ? la Chaptal. - Ah! bien, s'il y a tant d'affaires que ?a, *** Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de caf? comme ?a. Ah! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l'herbe pour notre vache pendant que je ferais le caf?? - C'est moi qui le ferai, *** Eug?nie. - Enfant, *** madame Grandet en regardant sa fille. A ce mot, qui rappelait le chagrin pr?s de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contempl?rent d'un air de commis?ration qui le frappa. - Qu'avez-vous donc, ma cousine? - Chut! *** madame Grandet ? Eug?nie, qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton p?re s'est charg? de parler ? monsieur... - ***es Charles, *** le jeune Grandet. - Ah! vous vous nommez Charles? C'est un beau nom, s'?cria Eug?nie. Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. L?, Nanon, madame Grandet et Eug?nie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur ?tait bien connu. - Voil? papa, *** Eug?nie. Elle ơta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l'assiette aux oeufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effray?e. Ce fut une peur panique de laquelle Charles s'?tonna, sans pouvoir se l'expliquer. - Eh! bien, qu'avez-vous donc? leur demanda-t-il. - Mais voil? mon p?re, *** Eug?nie. - Eh! bien?... Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout. - Ah! ah! vous avez fait f?te ? votre neveu, c'est bien, tr?s bien, c'est fort bien! ***-il sans b?gayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers. - F?te?... se *** Charles, incapable de soup?onner le r?gime et les moeurs de cette maison. - Donne-moi mon verre, Nanon! *** le bonhomme. Eug?nie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne ? grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l'?ten*** soigneusement et se mit ? manger debout. En ce moment, Charles sucrait son caf?. Le p?re Grandet aper?ut les morceaux de sucre, examina sa femme qui p?lit, et fit trois pas; il se pencha vers l'oreille de la pauvre vieille, et lui ***: " O? donc avez-vous pris tout ce sucre? " - Nanon est all?e en chercher chez Fessard, il n'y en avait pas. Il est impossible de se figurer l'int?r?t profond que cette sc?ne muette offrait ? ces trois femmes: Nanon avait quitt? sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s'y passeraient. Charles ayant gỏt? son caf?, le trouva trop amer, et chercha le sucre que Grandet avait d?j? serr?. - Que voulez-vous, mon neveu? lui *** le bonhomme. - Le sucre. - Mettez du lait, r?pon*** le maỵtre de la maison, votre caf? s'adoucira. Eug?nie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait d?j? serr?e, et la mit sur la table en contemplant son p?re d'un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une ?chelle de soie, ne montre pas plus de courage que n'en d?ployait Eug?nie en remettant le sucre sur la table. L'amant r?compensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine fl?trie sera baign?e de larmes, de baisers, et gu?rie par le plaisir; tandis que Charles ne devait jamais ?tre dans le secret des profondes agitations qui brisaient le coeur de sa cousine, alors foudroy?e par le regard du vieux tonnelier. - Tu ne manges pas, ma femme?
La pauvre ilote s'avanỗa, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugộnie offrit audacieusement ? son pốre du raisin, en lui disant: " Goỷte donc ? ma conserve, papa! Mon cousin, vous en mangerez, n'est-ce pas? Je suis allộe chercher ces jolies grappes-l? pour vous " - Oh! si on ne les arrờte pas, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j'ai ? vous dire des choses qui ne sont pas sucrộes. Eugộnie et sa mốre lancốrent un regard sur Charles, ? l'expression duquel le jeune homme ne put se tromper. - Qu'est-ce que ces mots signifient, mon oncle? Depuis la mort de ma pauvre mốre... (? ces deux mots, sa voix mollit) il n'y a pas de malheur possible pour moi.. - Mon neveu, qui peut connaợtre les afflictions par lesquelles Dieu veut nous ộprouver? lui *** sa tante. - Ta! ta! ta! ta! *** Grandet, voil? les bờtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espốces d'ộpaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voil? des mains faites pour ramasser des ộcus! Vous avez ộtộ ộlevộ ? mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles oự nous serrons les billets de commerce. Mauvais! mauvais! - Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux ờtre pendu si je comprends un seul mot. - Venez, *** Grandet. L'avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte. - Mon cousin, ayez du courage! L'accent de la jeune fille avait glacộ Charles, qui suivit son terrible parent en proie ? de mortelles inquiộtudes. Eugộnie, sa mốre et Nanon vinrent dans la cuisine, excitộes par une invincible curiositộ ? ộpier les deux acteurs de la scốne qui allait se passer dans le petit jardin humide, oự l'oncle marcha d'abord silencieusement avec le neveu. Grandet n'ộtait pas embarrassộ pour apprendre ? Charles la mort de son pốre, mais il ộprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l'expression de cette cruelle vộritộ. " Vous avez perdu votre pốre! " ce n'ộtait rien ? dire. Les pốres meurent avant les enfants. Mais: " Vous ờtes sans aucune espốce de fortune! " tous les malheurs de la terre ộtaient rộunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, pour la troisiốme fois, le tour de l'allộe du milieu, dont le sable craquait sous ses pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre õme s'attache fortement aux lieux oự les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particuliốre les buis de ce petit jardin, les feuilles põles qui tombaient, les dộgradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, dộtails pittoresques qui devaient rester gravộs dans son souvenir, ộternellement mờlộs ? cette heure suprờme, par une mnộmotechnie particuliốre aux passions. - Il fait bien chaud, bien beau, *** Grandet en aspirant une forte partie d'air. - Oui, mon oncle, mais pourquoi... - Eh! bien, mon garỗon, reprit l'oncle, j'ai de mauvaises nouvelles ? t'apprendre. Ton pốre est bien mal... - Pourquoi suis-je ici? *** Charles. Nanon! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile. - Les chevaux et la voiture sont inutiles, rộpon*** Grandet en regardant Charles qui resta muet et dont les yeux devinrent fixes. - Oui, mon pauvre garỗon, tu devines. Il est mort. Mais ce n'est rien, il y a quelque chose de plus grave, il s'est brỷlộ la cervelle... - Mon pốre? - Oui. Mais ce n'est rien. Les journaux glosent de cela comme s'ils en avaient le droit. Tiens, lis. Grandet, qui avait empruntộ le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l'õge oự les sentiments se produisent avec naùvetộ, fon*** en larmes. - Allons bien, se *** Grandet. Ses yeux m'effrayaient. Il pleure, le voil? sauvộ. Ce n'est encore rien, mon pauvre neveu, reprit Grandet ? haute voix, sans savoir si Charles l'ộcoutait, ce n'est rien, tu te consoleras; mais... - Jamais! jamais! mon pốre! mon pốre! - Il t'a ruinộ, tu es sans argent. - Qu'est-ce que cela me fait! Oự est mon pốre, mon pốre? Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d'une horrible faỗon, et se rộpercutaient dans les ộchos. Les trois femmes, saisies de pitiộ, pleuraient: les larmes sont aussi contagieuses que peut l'ờtre le rire. Charles, sans ộcouter son oncle, se sauva dans la cour, trouva l'escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer ? son aise loin de ses parents. - Il faut laisser passer la premiốre averse, *** Grandet en rentrant dans la salle oự Eugộnie et sa mốre avaient brusquement repris leurs places, et travaillaient d'une main tremblante aprốs s'ờtre essuyộ les yeux. Mais ce jeune homme n'est bon ? rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent. Eugộnie frissonna en entendant son pốre s'exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dốs ce moment, elle commenỗa ? juger son pốre. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, aprốs s'ờtre graduellement affaiblie. - Pauvre jeune homme! *** madame Grandet. Fatale exclamation! Le pốre Grandet regarda sa femme, Eugộnie et le sucrier; il se souvint du dộjeuner extraordinaire apprờtộ pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle. - Ah! ỗ?, j'espốre, ***-il avec son calme habituel, que vous n'allez pas continuer vos prodigalitộs, madame Grandet. Je ne vous donne pas MON argent pour embucquer de sucre ce jeune drụle. - Ma mốre n'y est pour rien, *** Eugộnie. C'est moi qui... - Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier? Songe, Eugộnie... - Mon pốre, le fils de votre frốre ne devrait pas manquer chez vous de... - Ta, ta, ta, ta, *** le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frốre par-ci, mon neveu par-l?. Charles ne nous est de rien, il n'a ni sou ni maille; son pốre a fait faillite; et, quand ce mirliflor aura pleurộ son soỷl, il dộcampera d'ici; je ne veux pas qu'il rộvolutionne ma maison. - Qu'est-ce que c'est, mon pốre, que de faire faillite? demanda Eugộnie. - Faire faillite, reprit le pốre, c'est commettre l'action la plus dộshonorante entre toutes celles qui peuvent dộshonorer l'homme. - Ce doit ờtre un bien grand pộchộ, *** madame Grandet, et notre frốre serait damnộ. - Allons, voil? tes litanies, ***-il ? sa femme en haussant les ộpaules. Faire faillite, Eugộnie, reprit-il, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donnộ leurs denrộes ? Guillaume Grandet sur sa rộputation d'honneur et de probitộ, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est prộfộrable au banqueroutier: celui-l? vous attaque, vous pouvez vous dộfendre, il risque sa tờte; mais l'autre... Enfin Charles est dộshonorộ. Ces mots retentirent dans le coeur de la pauvre fille et y pesốrent de tout leur poids. Probe autant qu'une fleur nộe au fond d'une forờt est dộlicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes: elle accepta donc l'atroce explication que son pốre lui donnait ? dessein de la faillite, sans lui faire connaợtre la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculộe. - Eh! bien, mon pốre, vous n'avez donc pu empờcher ce malheur? - Mon frốre ne m'a pas consultộ; d'ailleurs, il doit quatre millions. - Qu'est-ce que c'est donc qu'un million, mon pốre? demanda-t-elle avec la naùvetộ d'un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu'il dộsire. - Deux millions? *** Grandet, mais c'est deux millions de piốces de vingt sous, et il faut cinq piốces de vingt sous pour faire cinq francs. - Mon Dieu! mon Dieu! s'ộcria Eugộnie, comment mon oncle avait-il eu ? lui quatre millions? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions? (Le pốre Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater.)- Mais que va devenir mon cousin Charles? - Il va partir pour les Grandes Indes, oự, selon le voeu de son pốre, il tõchera de faire fortune. - Mais a-t-il de l'argent pour aller l?? - Je lui paierai son voyage... jusqu'?... oui, jusqu'? Nantes. Eugộnie sauta d'un bond au cour de son pốre. - Ah! mon pốre, vous ờtes bon, vous! Elle l'embrassait de maniốre ? rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu. - Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million? lui demanda-t-elle. - Dame! *** le tonnelier, tu sais ce que c'est qu'un napolộon. Eh! bien, il en faut cinquante mille pour faire un million. - Maman, nous dirons des neuvaines pour lui. - J'y pensais, rộpon*** la mốre. - C'est cela... toujours dộpenser de l'argent, s'ộcria le pốre. Ah! ỗ?, croyez-vous donc qu'il y ait des mille et des cent ici? En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaỗa de terreur Eugộnie et sa mốre. - Nanon, va voir l?-haut s'il ne se tue pas, *** Grandet. Ha! ỗ?, reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille, que son mot avait rendues põles, pas de bờtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s'en vont aujourd'hui. Puis j'irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ỗa. Il partit. Quand Grandet eut tirộ la porte, Eugộnie et sa mốre respirốrent ? leur aise. Avant cette matinộe, jamais la fille n'avait senti de contrainte en prộsence de son pốre; mais, depuis quelques heures, elle changeait ? tous moments et de sentiments et d'idộes. - Maman, combien de louis a-t-on d'une piốce de vin? - Ton pốre vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, ? ce que j'ai entendu dire. - Quand il rộcolte quatorze cents piốces de vin... - Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait; ton pốre ne me *** jamais ses affaires. - Mais alors papa doit ờtre riche. - Peut-ờtre. Mais monsieur Cruchot m'a *** qu'il avait achetộ Froidfond il y a deux ans. Ca l'aura gờnộ. Eugộnie, ne comprenant plus rien ? la fortune de son pốre, en resta l? de ses calculs. - Il ne m'a tant seulement point vue, le mignon! *** Nanon en revenant. Il est ộtendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madeleine, que c'est une vraie bộnộdiction! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme? - Allons donc le consoler bien vite, maman; et, si l'on frappe, nous descendrons. Madame Grandet fut sans dộfense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugộnie ộtait sublime, elle ộtait femme. Toutes deux, le coeur palpitant, montốrent ? la chambre de Charles. La porte ộtait ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n'entendait rien. Plongộ dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulộes. - Comme il aime son pốre! *** Eugộnie ? voix basse. Il ộtait impossible de mộconnaợtre dans l'accent de ces paroles les espộrances d'un coeur ? son insu passionnộ. Aussi madame Grandet jeta-t-elle ? sa fille un regard empreint de maternitộ, puis tout bas ? l'oreille: " Prends garde, tu l'aimerais ", ***-elle. - L'aimer! reprit Eugộnie. Ah! si tu savais ce que mon pốre a ***! Charles se retourna, aperỗut sa tante et sa cousine. - J'ai perdu mon pốre, mon pauvre pốre! S'il m'avait confiộ le secret de son malheur, nous aurions travaillộ tous deux ? le rộparer. Mon Dieu! mon bon pốre! je comptais si bien le revoir que je l'ai, je crois, froidement embrassộ. Les sanglots lui coupốrent la parole. - Nous prierons bien pour lui, *** madame Grandet. Rộsignez-vous ? la volontộ de Dieu. - Mon cousin, *** Eugộnie, prenez courage! Votre perte est irrộparable: ainsi songez maintenant ? sauver votre honneur... Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l'esprit en toute chose, mờme quand elle console, Eugộnie voulait tromper la douleur de son cousin en l'occupant de lui-mờme. - Mon honneur?... cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s'assit sur son lit en se croisant les bras. - Ah! c'est vrai. Mon pốre, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri dộchirant et se cacha le visage dans ses mains. - Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi! Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez ? mon pốre, il a dỷ bien souffrir. Il y avait quelque chose d'horriblement attachant ? voir l'expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arriốre-pensộe. C'ộtait une pudique douleur que les coeurs simples d'Eugộnie et de sa mốre comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l'abandonner ? lui-mờme. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places prốs de la croisộe, et travaillốrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugộnie avait aperỗu, par le regard furtif qu'elle jeta sur le mộnage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d'oeil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d'or. Cette ộchappộe d'un luxe vu ? travers la douleur lui ren*** Charles encore plus intộressant, par contraste peut-ờtre. Jamais un ộvộnement si grave, jamais un spectacle si dramatique n'avait frappộ l'imagination de ces deux crộatures incessamment plongộes dans le calme et la solitude. - Maman, *** Eugộnie, nous porterons le deuil de mon oncle. - Ton pốre dộcidera de cela, rộpon*** madame Grandet. Elles restốrent de nouveau silencieuses. Eugộnie tirait ses points avec une rộgularitộ de mouvement qui eỷt dộvoilộ ? un observateur les fộcondes pensộes de sa mộ***ation. Le premier dộsir de cette adorable fille ộtait de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au coeur de madame Grandet. - Qu'a donc ton pốre? ***-elle ? sa fille. Le vigneron entra joyeux. Aprốs avoir ụtộ ses gants, il se frotta les mains ? s'en emporter la peau, si l'ộpiderme n'en eỷt pas ộtộ tannộ comme du cuir de Russie, sauf l'odeur des mộlốzes et de l'encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui ộchappa. - Ma femme, ***-il sans bộgayer, je les ai tous attrapộs. Notre vin est vendu! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promenộ sur la place, devant leur auberge, en ayant l'air de bờtiser. Chose, que tu connais, est venu ? moi. Les propriộtaires de tous les bons vignobles gardent leur rộcolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empờchộs. Notre Belge ộtait dộsespộrộ. J'ai vu cela. Affaire faite, il prend notre rộcolte ? deux cents francs la piốce, moitiộ comptant Je suis payộ en or. Les billets sont faits, voil? six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront. Ces derniers mots furent prononcộs d'un ton calme, mais si profondộment ironique, que les gens de Saumur, groupộs en ce moment sur la place, et ameutộs par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frộmi s'ils les eussent entendus. Une peur panique eỷt fait tomber les vins de cinquante pour cent. - Vous avez mille piốces cette annộe, mon pốre? *** Eugộnie. - Oui, fifille. Ce mot ộtait l'expression superlative de la joie du vieux tonnelier. - Cela fait deux cent mille piốces de vingt sous. - Oui, mademoiselle Grandet. - Eh! bien, mon pốre, vous pouvez facilement secourir Charles. L'ộtonnement, la colốre, la stupộfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharốs ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus ? son neveu, le retrouvait logộ au coeur et dans les calculs de sa fille. - Ah! ỗ?, depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d'acheter des dragộes, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-l?. Je sais, ? mon õge, comment je dois me conduire, peut-ờtre! D'ailleurs je n'ai de leỗons ? prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu'il sera convenable de faire, vous n'avez pas ? y fourrer le nez. Quant ? toi, Eugộnie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m'en parle plus, sinon je t'envoie ? l'abbaye de Noyers avec Nanon voir si j 'y suis; et pas plus tard que demain, si tu bronches. Oự est-il donc, ce garỗon, est-il descendu? - Non, mon ami, rộpon*** madame Grandet. - Eh! bien, que fait-il donc? - Il pleure son pốre, rộpon*** Eugộnie. Grandet regarda sa fille sans trouver un mot ? dire. Il ộtait un peu pốre, lui. Aprốs avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement ? son cabinet pour y mộ***er un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forờts coupộs ? blanc lui avaient donnộ six cent mille francs; en joignant ? cette somme l'argent de ses peupliers, ses revenus de l'annộe derniốre et de l'annộe courante, outre les deux cent mille francs du marchộ qu'il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent ? gagner en peu de temps sur les rentes, qui ộtaient ? soixante-dix francs, le tentaient. Il chiffra sa spộculation sur le journal oự la mort de son frốre ộtait annoncộe, en entendant, sans les ộcouter, les gộmissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maợtre ? descendre, le dợner ộtait servi. Sous la voỷte et ? la derniốre marche de l'escalier, Grandet disait en lui-mờme: " Puisque je toucherai mes intộrờts ? huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j'aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or. " - Eh! bien, oự donc est mon neveu? - Il *** qu'il ne veut pas manger, rộpon*** Nanon. Ca n'est pas sain. - Autant d'ộconomisộ, lui rộpliqua son maợtre. - Dame, voui, ***-elle. - Bah! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois. Le dợner fut ộtrangement silencieux. - Mon bon ami, *** madame Grandet lorsque la nappe fut ụtộe, il faut que nous prenions le deuil. - En vộritộ, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dộpenser de l'argent. Le deuil est dans le coeur et non dans les habits. - Mais le deuil d'un frốre est indispensable, et l'Eglise nous ordonne de... - Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crờpe, cela me suffira. Eugộnie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la premiốre fois dans sa vie, ses gộnộreux penchants endormis, comprimộs, mais subitement ộveillộs, ộtaient ? tout moment froissộs, Cette soirộe fut semblable en apparence ? mille soirộes de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugộnie travailla sans lever la tờte, et ne se servit point du nộcessaire que Charles avait dộdaignộ la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abợmộ dans des calculs dont les rộsultats devaient, le lendemain, ộtonner Saumur. Personne ne vint ce jour-l? visiter la famille. En ce moment, la ville entiốre retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frốre et de l'arrivộe de son neveu. Pour obộir au besoin de bavarder sur leurs intộrờts communs, tous les propriộtaires de vignobles des hautes et moyennes sociộtộs de Saumur ộtaient chez monsieur des Grassins, oự se fulminốrent de terribles imprộcations contre l'ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fợt entendre sous les planchers grisõtres de la salle. - Nous n'usons point nos langues, ***-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelộes. - Ne faut rien user, rộpon*** Grandet en se rộveillant de ses mộ***ations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, il voguait sur cette longue nappe d'or. - Couchons-nous. J'irai dire bonsoir ? mon neveu pour tout le monde, et voir s'il veut prendre quelque chose. Madame Grandet resta sur le palier du premier ộtage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugộnie, plus hardie que sa mốre, monta deux marches. - Hộ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c'est naturel. Un pốre est un pốre. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m'occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin? Le vin ne coỷte rien ? Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thộ. - Mais, *** Grandet en continuant, vous ờtes sans lumiốre. Mauvais, mauvais! faut voir clair ? ce que l'on fait. Grandet marcha vers la cheminộe. - Tiens! s'ộcria-t-il, voil? de la bougie. Oự diable a-t-on pờchộ de la bougie? Les garces dộmoliraient le plancher de ma maison pour cuire des oeufs ? ce garỗon-l?. En entendant ces mots, la mốre et la fille rentrốrent dans leurs chambres et se fourrốrent dans leurs lits avec la cộlộritộ de souris effrayộes qui rentrent dans leurs trous. - Madame Grandet, vous avez donc un trộsor? *** l'homme en entrant dans la chambre de sa femme. - Mon ami, je fais mes priốres, attendez, rộpon*** d'une voix altộrộe la pauvre mốre. - Que le diable emporte ton bon dieu! rộpliqua Grandet en grommelant. Les avares ne croient pas ? une vie ? venir, le prộsent est tout pour eux. Cette rộflexion jette une horrible clartộ sur l'ộpoque actuelle, oự, plus qu'en aucun autre temps, l'argent domine les lois, la politique et les moeurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire ? miner la croyance d'une vie future sur laquelle l'ộdifice social est appuyộ depuis dix-huit cents ans. Maintenant, le cercueil est une transition peu redoutộe. L'avenir, qui nous attendait par del? le requiem, a ộtộ transposộ dans le prộsent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pộtrifier son coeur et se macộrer le corps en vue de possessions passagốres, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens ộternels, est la pensộe gộnộrale! pensộe d'ailleurs ộcrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au lộgislateur: " Que paies-tu? " au lieu de lui dire: " Que penses-tu? " Quand cette doctrine aura passộ de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays? - Madame Grandet, as-tu fini? *** le vieux tonnelier. - Mon ami, je prie pour toi. - Trốs bien! bonsoir. Demain matin, nous causerons. La pauvre femme s'endormit comme l'ộcolier qui, n'ayant pas appris ses leỗons, craint de trouver ? son rộveil le visage irritộ du maợtre. Au moment oự, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, Eugộnie se coula prốs d'elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front. - Oh! bonne mốre, ***-elle, demain je lui dirai que c'est moi. - Non, il t'enverrait ? Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas. - Entends-tu, maman? - Quoi? - Hộ! bien, il pleure toujours. - Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide. Ainsi se passa la journộe solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre hộritiốre dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu'il l'avait ộtộ jusqu'alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littộrairement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu'on omet presque toujours de rộpandre sur nos dộterminations spontanộes une sorte de lumiốre psychologique, en n'expliquant pas les raisons mystộrieusement conỗues qui les ont nộcessitộes? Peut-ờtre la profonde passion d'Eugộnie devrait-elle ờtre analysộe dans ses fibrilles les plus dộlicates; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influenỗa toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dộnouements, que de mesurer la force des liens, des noeuds, des attaches qui soudent secrốtement un fait ? un autre dans l'ordre moral. Ici donc le passộ d'Eugộnie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie ? la naùvetộ de son irrộflexion et ? la soudainetộ des effusions de son õme. Plus sa vie avait ộtộ tranquille, plus vivement la pitiộ fộminine, le plus ingộnieux des sentiments, se dộploya dans son õme. Aussi, troublộe par les ộvộnements de la journộe, s'ộveilla-t-elle, ? plusieurs reprises, pour ộcouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au coeur: tantụt elle le voyait expirant de chagrin, tantụt elle le rờvait mourant de faim. Vers le matin, elle enten*** certainement une terrible exclamation. Aussitụt elle se vờtit, et accourut au petit jour, d'un pied lộger, auprốs de son cousin qui avait laissộ sa porte ouverte. La bougie avait brỷlộ dans la bobốche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillộ, assis dans un fauteuil la tờte renversộe sur le lit; il rờvait comme rờvent les gens qui ont l'estomac vide. Eugộnie put pleurer ? son aise; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbrộ par la douleur, ces yeux gonflộs par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la prộsence d'Eugộnie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie. - Pardon, ma cousine, ***-il, ne sachant ộvidemment ni l'heure qu'il ộtait, ni le lieu oự il se trouvait. - Il y a des coeurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi. - Cela est vrai. - Hộ! bien, adieu. Elle se sauva, honteuse et heureuse d'ờtre venue. L'innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. Eugộnie qui, prốs de son cousin, n'avait pas tremblộ, put ? peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessộ tout ? coup, elle raisonna, se fit mille reproches. " Quelle idộe va-t-il prendre de moi? Il croira que je l'aime. " C'ộtait prộcisộment ce qu'elle dộsirait le plus de lui voir croire. L'amour franc a sa prescience et sait que l'amour excite l'amour. Quel ộvộnement pour cette jeune fille solitaire, d'ờtre ainsi entrộe furtivement chez un jeune homme! N'y a-t-il pas des pensộes, des actions qui, en amour, ộquivalent, pour certaines õmes, ? de saintes fianỗailles! Une heure aprốs, elle entra chez sa mốre, et l'habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s'asseoir ? leurs places devant la fenờtre, et attendirent Grandet avec cette anxiộtộ qui glace le coeur ou l'ộchauffe, le serre ou le dilate suivant les caractốres, alors que l'on redoute une scốne, une punition; sentiment d'ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l'ộprouvent au point de crier pour le faible mal d'une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descen***, mais il parla d'un air distrait ? sa femme, embrassa Eugộnie, et se mit ? table sans paraợtre penser ? ses menaces de la veille. - Que devient mon neveu? l'enfant n'est pas gờnant. - Monsieur, il dort, rộpon*** Nanon. - Tant mieux, il n'a pas besoin de bougie, *** Grandet d'un ton goguenard. Cette clộmence insolite, cette amốre gaietộ frappốrent madame Grandet, qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme... Ici peut-ờtre est-il convenable de faire observer qu'en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme dộj? souvent employộ pour dộsigner Grandet, est dộcernộ aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitụt qu'ils sont arrivộs ? un certain õge. Ce titre ne prộjuge rien sur la mansuộtude individuelle. Le bonhomme, donc, prit son chapeau, ses gants, et ***: " Je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot. " - Eugộnie, ton pốre a dộcidộment quelque chose. En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitiộ de ses nuits aux calculs prộliminaires qui donnaient ? ses vues, ? ses observations, ? ses plans, leur ộtonnante justesse et leur assuraient cette constante rộussite de laquelle s'ộmerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composộ de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l'avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalitộ. Il ne s'appuie que sur deux sentiments: l'amour-propre et l'intộrờt; mais l'intộrờt ộtant en quelque sorte l'amour-propre solide et bien entendu, l'attestation continue d'une supộrioritộ rộelle, l'amour-propre et l'intộrờt sont deux parties d'un mờme tout, l'ộgoùsme. De l? vient peut-ờtre la prodigieuse curiositộ qu'excitent les avares habilement mis en scốne. Chacun tient par un fil ? ces personnages qui s'attaquent ? tous les sentiments humains, en les rộsumant tous. Oự est l'homme sans dộsir, et quel dộsir social se rộsoudra sans argent? Grandet avait bien rộellement quelque chose, suivant l'expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner lộgalement leurs ộcus. Imposer autrui, n'est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpộtuellement le droit de mộpriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dộvorer? Oh! qui a bien compris l'agneau paisiblement couchộ aux pieds de Dieu, le plus touchant emblốme de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiộes? Cet agneau, l'avare le laisse s'engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le mộprise. La põture des avares se compose d'argent et de dộdain. Pendant la nuit, les idộes du bonhomme avaient pris un autre cours: de l?, sa clộmence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pộtrir, les faire aller, venir, suer, espộrer, põlir; pour s'amuser d'eux, lui, ancien tonnelier, au fond de sa salle grise, en montant l'escalier vermoulu de sa maison de Saumur. Son neveu l'avait occupộ. Il voulait sauver l'honneur de son frốre mort, sans qu'il en coỷtõt un sou ni ? son neveu ni ? lui. Ses fonds allaient ờtre placộs pour trois ans, il n'avait plus qu'? gộrer ses biens; il fallait donc un aliment ? son activitộ malicieuse, et il l'avait trouvộ dans la faillite de son frốre. Ne se sentant rien entre les pattes ? pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frốre ? bon marchộ. L'honneur de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volontộ doit ờtre comparộe au besoin qu'ộprouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n'ont pas d'enjeu. Et les Cruchot lui ộtaient nộcessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait dộcidộ de les faire arriver chez lui, et d'y commencer ce soir mờme la comộdie dont le plan venait d'ờtre conỗu, afin d'ờtre le lendemain, sans qu'il lui en coỷtõt un denier, l'objet de l'admiration de sa ville. En l'absence de son pốre, Eugộnie eut le bonheur de pouvoir s'occuper ouvertement de son bien-aimộ cousin, d'ộpancher sur lui sans crainte les trộsors de sa pitiộ, l'une des sublimes supộrioritộs de la femme, la seule qu'elle veuille faire sentir, la seule qu'elle pardonne ? l'homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, Eugộnie alla ộcouter la respiration de son cousin; savoir s'il dormait, s'il se rộveillait; puis, quand il se leva, la crốme, le cafộ, les oeufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du dộjeuner, fut pour elle l'objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour ộcouter le bruit que faisait son cousin. S'habillait-il? pleurait-il encore? Elle vint jusqu'? la porte. - Mon cousin? - Ma cousine. - Voulez-vous dộjeuner dans la salle ou dans votre chambre? - Oự vous voudrez. - Comment vous trouvez-vous? - Ma chốre cousine, j'ai honte d'avoir faim. Cette conversation ? travers la porte ộtait pour Eugộnie tout un ộpisode de roman. - Eh! bien, nous vous apporterons ? dộjeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon pốre. Elle descen*** dans la cuisine avec la lộgốretộ d'un oiseau. - Nanon, va donc faire sa chambre. Cet escalier si souvent montộ, descendu, oự retentissait le moindre bruit, semblait ? Eugộnie avoir perdu son caractốre de vộtustộ; elle le voyait lumineux, il parlait, il ộtait jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mốre, sa bonne et indulgente mốre, voulut bien se prờter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allốrent toutes deux tenir compagnie au malheureux: la charitộ chrộtienne n'ordonnait-elle pas de le consoler? Ces deux femmes puisốrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs dộportements. Charles Grandet se vit donc l'objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son coeur endolori sentit vivement la douceur de cette amitiộ veloutộe, de cette exquise sympathie, que ces deux õmes toujours contraintes surent dộployer en se trouvant libres un moment dans la rộgion des souffrances, leur sphốre naturelle. Autorisộe par la parentộ, Eugộnie se mit ? ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportộs, et put s'ộmerveiller ? son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d'argent, d'or travaillộ qui lui tombaient sous la main, et qu'elle tenait longtemps sous prộtexte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l'intộrờt gộnộreux que lui portaient sa tante et sa cousine, il connaissait assez la sociộtộ de Paris pour savoir que dans sa position il n'y eỷt trouvộ que des coeurs indiffộrents ou froids, Eugộnie lui apparut dans toute la splendeur de sa beautộ spộciale, et il admira dốs lors l'innocence de ces moeurs dont il se moquait la veille Aussi, quand Eugộnie prit des mains de Nanon le bol de faùence plein de cafộ ? la crốme pour le servir ? son cousin avec toute l'ingộnuitộ du sentiment, en lui jetant un bon regard, les yeux du Parisien se mouillốrent-ils de larmes, il lui prit la main et la baisa. - Hộ! bien, qu'avez-vous encore? demanda-t-elle. - Oh! c'est des larmes de reconnaissance, rộpon***-il. Eugộnie se tourna brusquement vers la cheminộe pour prendre les flambeaux. - Nanon, tenez, emportez, ***-elle. Quand elle regarda son cousin, elle ộtait bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le coeur; mais leurs yeux exprimốrent un mờme sentiment, comme leurs õmes se fondirent dans une mờme pensộe: l'avenir ộtait ? eux. Cette douce ộmotion fut d'autant plus dộlicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu'elle ộtait moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes ? leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l'escalier pour se trouver ? l'ouvrage quand Grandet entra; s'il les eỷt rencontrộes sous la voỷte, il n'en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupỗons. Aprốs le dộjeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l'indemnitộ promise n'avait pas encore ộtộ donnộe, arriva de Froidfond, d'oự il apportait un liốvre, des perdreaux tuộs dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers. - Eh! eh! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marộe en carờme. Est-ce bon ? manger, ỗa? - Oui, mon cher gộnộreux monsieur, c'est tuộ depuis deux jours. - Allons, Nanon, haut le pied, *** le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dợner; je rộgale deux Cruchot. Nanon ouvrit des yeux bờtes et regarda tout le monde. - Eh! bien, ***-elle, oự que je trouverai du lard et des ộpices? - Ma femme, *** Grandet, donne six francs ? Nanon, et fais-moi souvenir d'aller ? la **** chercher du bon vin. - Eh! bien donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait prộparộ sa harangue afin de faire dộcider la question de ses appointements, monsieur Grandet... - Ta, ta, ta, ta, *** Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressộ aujourd'hui. - Ma femme, donne-lui cent sous, ***-il ? madame Grandet. Il dộcampa. La pauvre femme fut trop heureuse d'acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, aprốs avoir ainsi repris, piốce ? piốce, l'argent qu'il avait donnộ. - Tiens, Cornoiller, ***-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaợtrons tes services. Cornoiller n'eut rien ? dire. Il partit. - Madame, *** Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n'ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ỗa ira tout de mờme. - Fais un bon dợner, Nanon, mon cousin descendra, *** Eugộnie. - Dộcidộment il se passe ici quelque chose d'extraordinaire, *** madame Grandet. Voici la troisiốme fois que, depuis notre mariage, ton pốre donne ? dợner. Vers quatre heures, au moment oự Eugộnie et sa mốre avaient fini de mettre un couvert pour six personnes, et oự le maợtre du logis avait montộ quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme ộtait põle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grõce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait vộritablement, et le voile ộtendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intộressant qui plaợt tant aux femmes. Eugộnie l'en aima bien davantage. Peut-ờtre aussi le malheur l'avait-il rapprochộ d'elle. Charles n'ộtait plus ce riche et beau jeune homme placộ dans une sphốre inabordable pour elle; mais un parent plongộ dans une effroyable misốre. La misốre enfante l'ộgalitộ. La femme a cela de commun avec l'ange que les ờtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugộnie s'entendirent et se parlốrent des yeux seulement; car le pauvre dandy dộchu, l'orphelin se mit dans un coin, s'y tint muet, calme et fier; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait ? quitter ses tristes pensộes, ? s'ộlancer avec elle dans les champs de l'Espộrance et de l'Avenir oự elle aimait ? s'engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur ộtait plus ộmue du dợner offert par Grandet aux Cruchot qu'elle ne l'avait ộtộ la veille par la vente de sa rộcolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eỷt donnộ son dợner dans la mờme pensộe qui coỷta la queue au chien d'Alcibiade, il aurait ộtộ peut-ờtre un grand homme; mais trop supộrieur ? une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientụt la mort violente et la faillite probable du pốre de Charles, ils rộsolurent d'aller dốs le soir mờme chez leur client, afin de prendre part ? son malheur et lui donner des signes d'amitiộ, tout en s'informant des motifs qui pouvaient l'avoir dộterminộ ? inviter, en semblable occurrence, les Cruchot ? dợner. A cinq heures prộcises, le prộsident C. de Bonfons et son oncle le notaire arrivốrent endimanchộs jusqu'aux dents. Les convives se mirent ? table et commencốrent par manger notablement bien. Grandet ộtait grave, Charles silencieux, Eugộnie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dợner fut un vộritable repas de condolộance. Quand on se leva de table, Charles *** ? sa tante et ? son oncle: " Permettez-moi de me retirer. Je suis obligộ de m'occuper d'une longue et triste correspondance. " - Faites, mon neveu. Lorsque, aprốs son dộpart, le bonhomme put prộsumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait ờtre plongộ dans ses ộcritures, il regarda sournoisement sa femme. - Madame Grandet, ce que nous avons ? dire serait du latin pour vous; il est sept heures et demie, vous devriez aller vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille. Il embrassa Eugộnie, et les deux femmes sortirent. L? commenỗa la scốne oự le pốre Grandet, plus qu'en aucun autre moment de sa vie, employa l'adresse qu'il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eỷt portộ son ambition plus haut, si d'heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphốres supộrieures de la sociộtộ, l'eussent envoyộ dans les congrốs oự se traitaient les affaires des nations, et qu'il s'y fỷt servi du gộnie dont l'avait dotộ son intộrờt personnel, nul doute qu'il n'y eỷt ộtộ glorieusement utile ? la France. Nộanmoins, peut-ờtre aussi serait-il ộgalement probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n'aurait fait qu'une pauvre figure. Peut-ờtre en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n'engendrent plus transplantộs hors des climats oự ils naissent. - Mon... on... on... on... sieur le prộ... prộ... prộ... prộsident, vouoouous di.. di... di... disiiieeez que la faaaaiiillite... Le bredouillement affectộ depuis si longtemps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la sur***ộ dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu'en ộcoutant le vigneron ils grimaỗaient ? leur insu, en faisant des efforts comme s'ils voulaient achever les mots dans lesquels il s'empờtrait ? plaisir. Ici, peut-ờtre devient-il nộcessaire de donner l'histoire du bộgayement et de la sur***ộ de Grandet. Personne, dans l'Anjou, n'entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le franỗais angevin que le rusộ vigneron. Jadis, malgrộ toute sa finesse, il avait ộtộ dupộ par un Israộlite qui, dans la discussion, appliquait sa main ? son oreille en guise de cornet, sous prộtexte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanitộ, se crut obligộ de suggộrer ? ce malin Juif les mots et les idộes que paraissait chercher le Juif, d'achever lui-mờme les raisonnements du*** Juif, de parler comme devait parler le damnộ Juif, d'ờtre enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marchộ dont il ait eu ? se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s'il y per*** pộcuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leỗon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bộnir le Juif qui lui avait appris l'art d'impatienter son adversaire commercial; et, en l'occupant ? exprimer ses pensộes, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n'exigea, plus que celle dont il s'agissait, l'emploi de la sur***ộ, du bredouillement, et des ambages incomprộhensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idộes. D'abord, il ne voulait pas endosser la responsabilitộ de ses idộes; puis, il voulait rester maợtre de sa parole, et laisser en doute ses vộritables intentions. - Monsieur de Bon... Bon... Bonfons... Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu de monsieur de Bonfons. Le prộsident put se croire choisi pour gendre par l'artificieux bonhomme. - Voooouous di... di... di...disiez donc que les faiiiillites peu... peu... peu... peuvent, dan-dans ce... ertains cas, ờtre empờ... pờ... pờ... chộes pa... par... - Par les tribunaux de commerce eux-mờmes. Cela se voit tous les jours, *** monsieur C. de Bonfons, enfourchant l'idộe du pốre Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Ecoutez! - J'ộcoucoute, rộpon*** humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d'un enfant qui rit intộrieurement de son professeur tout en paraissant lui prờter la plus grande attention. - Quand un homme considộrable et considộrộ, comme l'ộtait, par exemple, dộfunt monsieur votre frốre ? Paris... - Mon... on frốre, oui. - Est menacộ d'une dộconfiture. - CCaaaa s' aappelle dộ... dộ... dộconfiture? - Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable (suivez bien), a la facultộ, par un jugement, de nommer, ? sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n'est pas faire faillite, comprenez-vous? En faisant faillite, un homme est dộshonorộ; mais en liquidant, il reste honnờte homme. - C'est bien di... di... di... diffộrent, si ỗaõõõ ne coỷ... ou... ou... ou... oỷte pas... pas... pas plus cher, *** Grandet. - Mais une liquidation peut encore se faire, mờme sans le secours du tribunal de commerce. Car, *** le prộsident en humant sa prise de tabac, comment se dộclare une faillite? - Oui, je n'y ai jamais pen... pen... pen... pensộ, rộpon*** Grandet. - Premiốrement, reprit le magistrat, par le dộpụt du bilan au greffe du tribunal, que fait le nộgociant lui-mờme ou son fondộ de pouvoirs, dỷment enregistrộ. Deuxiốmement, ? la requờte des crộanciers. Or, si le nộgociant ne dộpose pas de bilan, si aucun crộancier ne requiert du tribunal un jugement qui dộclare le sus*** nộgociant en faillite, qu'arriverait-il? - Oui... i... i..., voy... voy...ons. - Alors la famille du dộcộdộ, ses reprộsentants, son hoirie; ou le nộgociant, s'il n'est pas mort; ou ses amis, s'il est cache, liquident. Peut-ờtre voulez-vous liquider les affaires de votre frốre? demanda le prộsident. - Ah! Grandet, s'ộcria le notaire, ce serait bien. Il y a de l'honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c'est votre nom, vous seriez un homme... - Sublime, *** le prộsident en interrompant son oncle. - Ceertainement, rộpliqua le vieux vigneron, mon, mon ffr, fre, frốre se no, no, no noommait Grandet tou... out comme moi. Cộ, cộ, c'es, c'est sỷr et certain. Je, je, je ne, ne dis pa, pas non. Et, et, et, cette li, li, li, liquidation pou, pou, pourrait dans tooous llles cas, ờtre sooous tous llles ra, ra, rapports trốs avanvantatageuse aux in, in, in, intộrờts de mon ne, ne, neveu, que j'ai, j'ai, j'aime. Mais faut voir. Je ne co, co, co, connais pas llles malins de Paris. Je... suis ? Sau, au, aumur, moi, voyez-vous! Mes proovins! mes fooossộs, et en, enfin, j'ai mes aaaffaires. Je n'ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu'est-ce qu'un billet? J'en, j'en, en ai beau, beaucoup reỗu, je n en ai Jamais Si, si, signộ. Ca, aaa se ssse touche, ỗa s'essscooompte. Voilll? tooout ce qu, qu, que je sais. J'ai en, en, en, entendu di, di, dire qu'onooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi... - Oui, *** le prộsident. L'on peut acquộrir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous? Grandet se fit un cornet de sa main, l'appliqua sur son oreille, et le prộsident lui rộpộta sa phrase. - Mais, rộpon*** le vigneron, il y a ddddonc ? boire et ? manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, ? mon õõõge, de toooutes ce, ce, ces choooses-l?. Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve, veiller au grain. Le grain s'aama, masse, et c'e, c'e, c'est aaavec le grain qu'on pai, paie. Aavant tout, faut ve, ve, veiller aux, aux rộ, rộ, rộcoltes. J'ai des aaafaires ma, ma, majeures ? Froidfond et des intộ, tộ, tộressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma maison pooour des em, em, embrrrrououillllami gentes de, de, de tooous les di, diaõblles, oự je ne cooompre, prends rien. Voous ***es que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrờter la dộclaration de faillite, ờtre ? Paris. On ne peut pas se trooou, ouver ? la fois en, en en deux endroits, ? moins d'ờtre, pe, pe, pe, petit oiseau... Et... - Et je vous entends, s'ộcria le notaire. Eh! bien mon vieil ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dộvouement pour vous. - Allons donc, pensait en lui-mờme le vigneron, dộcidez-vous donc! - Et si quelqu'un partait pour Paris, y cherchait le plus fort crộancier de votre frốre Guillaume, lui disait... - Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi? Quelque, que cho, chooo, chose co, co, comme ỗa: " Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det, det de Saumur par l?. Il aime son frốre, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de trốs bonnes intentions. Il a bien vendu sa rộ, rộ, rộcolte. Ne dộclarez pas la fa, fa, fõ, fõ, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, ộộ, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu'en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le nộ, nộ, nez... " Hein! pas vrai? - Juste! *** le prộsident. - Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir avant de se dộ, dộcider. Qui ne, ne, ne peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonộnộreuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaợtre les ressources et les charges. Hein! pas vrai? - Certainement, *** le prộsident. Je suis d'avis, moi, qu'en quelques mois de temps, l'on pourra racheter les crộances pour une somme de, et payer intộgralement par arrangement. Ha! ha! l'on mốne les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n'y a pas eu de dộclaration de faillite et que vous tenez les titres de crộances, vous devenez blanc comme neige. - Comme nộ, nộ, neige, rộpộta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la nộ, nộ, neige. - Mais, cria le prộsident, ộcoutez-moi donc, alors. - J'ộ, j'ộ, j'ộcoute.
- Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une dộduction du principe de Jộrộmie Bentham sur l'usure. Ce publiciste a prouvộ que le prộjugộ qui frappait de rộprobation les usuriers ộtait une sottise. - Ouais! fit le bonhomme. - Attendu qu'en principe, selon Bentham, l'argent est une marchandise, et que ce qui reprộsente l'argent devient ộgalement marchandise, reprit le prộsident; attendu qu'il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui rộgissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu'elle est chốre ou tombe ? rien, le tribunal ordonne... (tiens! que je suis bờte, pardon), je suis d'avis que vous pourrez racheter votre frốre pour vingt-cinq du cent. - Vooous le no, no, no, nommez Jộ, Jộ, Jộ. Jộrộmie Ben... - Bentham, un Anglais. - Ce Jộrộmie-l? nous fera ộviter bien des lamentations dans les affaires, *** le notaire en riant. - Ces Anglais ont quộ, quộ, quelquefois du bon, on sens, *** Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frốre... va, va, va, va, valent... ne valent pas. Si. Je, je, je dis bien, n'est-ce pas? Cela me paraợt clair... Les crộanciers seraient... Non, ne seraient pas. Je m'een, entends. - Laissez-moi vous expliquer tout ceci, *** le prộsident. En droit, si vous possộdez les titres de toutes les crộances dues par la maison Grandet, votre frốre ou ses hoirs ne doivent rien ? personne. Bien. - Bien, rộpộta le bonhomme. - En ộquitộ, si les effets de votre frốre se nộgocient (nộgocient, entendez-vous bien ce terme?) sur la place ? tant pour cent de perte; si l'un de vos amis a passộ par l?, s'il les a rachetộs, les crộanciers n'ayant ộtộ contraints par aucune violence ? les donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte. - C'est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, *** le tonnelier. Cela pooooosộ... Mais, nộanmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c'est di, di, di, difficile. Je, je, je n'ai pas d'aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni... - Oui, vous ne pouvez pas vous dộranger. Hộ! bien je vous offre d'aller ? Paris (vous me tiendriez compte du voyage, c'est une misốre). J'y vois les crộanciers, je leur parle, j'atermoie, et tout s'arrange avec un supplộment de paiement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de crộances. - Mais nooouous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m'en, en, en, engager sans, sans que... Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooous comprenez? - Cela est juste. - J'ai la tờte ca, ca, cassộe de ce que, que vooous, vous m'a, a, a, avez dộ, dộ, dộcliquộ l?. Voil? la, la, la premiốre fois de ma vie que je, je suis fooorcộ de son, songer ? de... - Oui, vous n'ờtes pas jurisconsulte. - Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vou, vous venez de dire; il fau, fau, faut que j'ộ, j'ộ, j'ộtudie ỗỗỗõ. - Hộ! bien, reprit le prộsident en se posant comme pour rộsumer la discussion. - Mon neveu?... fit le notaire d'un ton de reproche en l'interrompant. - Hộ! bien, mon oncle, rộpon*** le prộsident. - Laisse donc monsieur Grandet t'expliquer ses intentions. Il s'agit en ce moment d'un mandat important. Notre cher ami doit le dộfinir congrỷm... Un coup de marteau qui annonỗa l'arrivộe de la famille des Grassins, leur entrộe et leurs salutations empờchốrent Cruchot d'achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption; dộj? Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intộrieur. Mais d'abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable ? un prộsident de tribunal de premiốre instance d'aller ? Paris pour y faire capituler des crộanciers et y prờter les mains ? un tripotage qui froissait les lois de la stricte probitộ; puis, n'ayant pas encore entendu le pốre Grandet exprimant la moindre vellộitộ de payer quoi que ce fỷt, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagộ dans cette affaire. Il profita donc du moment oự les des Grassins entraient pour prendre le prộsident par le bras et l'attirer dans l'embrasure de la fenờtre. - Tu t'es bien suffisamment montrộ, mon neveu; mais assez de dộvouement comme ỗa. L'envie d'avoir la fille t'aveugle. Diable! il n'y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement ? la manoeuvre. Est-ce bien ton rụle de compromettre ta dignitộ de magistrat dans une pareille... Il n'acheva pas; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main: " Grandet, nous avons appris l'affreux malheur arrivộ dans votre famille, le dộsastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frốre; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons ? ce triste ộvộnement. " - Il n'y a d'autre malheur, *** le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tuộ s'il avait eu l'idộe d'appeler son frốre ? son secours. Notre vieil ami, qui a de l'honneur jusqu'au bout des ongles, compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le prộsident, pour lui ộviter les tracas d'une affaire toute judiciaire, lui offre de partir sur-le-champ pour Paris, afin de transiger avec les crộanciers et les satisfaire convenablement. Ces paroles, confirmộes par l'attitude du vigneron, qui se caressait le menton, surprirent ộtrangement les trois des Grassins, qui pendant le chemin avaient mộ*** tout ? loisir de l'avarice de Grandet en l'accusant presque d'un fratricide. - Ah! je le savais bien, s'ộcria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins? Grandet a de l'honneur jusqu'au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reỗoive la plus lộgốre atteinte! L'argent sans l'honneur est une maladie. Il y a de l'honneur dans nos provinces! Cela est bien, trốs bien, Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas dộguiser ma pensộe; je la dis rudement: cela est, mille tonnerres! sublime. - Aaalors llle su... su... sub... sublime est bi... bi... bien cher, rộpon*** le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main. - Mais ceci, mon brave Grandet, n'en dộplaise ? monsieur le prộsident, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un nộgociant consommộ. Ne faut-il pas se connaợtre aux comptes de retour, dộbours, calculs d'intộrờts? Je dois aller ? Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de... -Nous verrions donc ? tõ... tõ... tõcher de nous aaaarranger tou... tous deux dans les po... po... po... possibilitộs relatives et sans m'en... m'en... m'engager ? quelque chose que je... je... je... ne vooou... oudrais pas faire, *** Grandet en bộgayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le prộsident me demandait naturellement les frais du voyage. Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots. - Eh! *** madame des Grassins, mais c'est un plaisir que d'ờtre ? Paris. Je paierais volontiers pour y aller, moi. Et elle fit un signe ? son mari comme pour l'encourager ? souffler cette commission ? leurs adversaires coỷte que coỷte; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l'attira dans un coin. - J'aurais bien plus de confiance en vous que dans le prộsident, lui ***-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente; j'ai quelques milliers de francs de rente ? faire acheter, et je ne veux placer qu'? quatre-vingts francs. Cette mộcanique baisse, ***-on ? la fin des mois. Vous vous connaissez ? ỗa, pas vrai? - Pardieu! Eh! bien, j'aurais donc quelque mille livres de rente ? lever pour vous? - Pas grand'chose pour commencer. Motus! Je veux jouer ce jeu-l? sans qu'on n'en sache rien. Vous me concluriez un marchộ pour la fin du mois; mais n'en ***es rien aux Cruchot, ỗa les taquinerait. Puisque vous allez ? Paris, nous y verrons en mờme temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts. - Voil? qui est entendu. Je partirai demain en poste, *** ? haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos derniốres instructions ?... ? quelle heure? - A cinq heures, avant le dợner, *** le vigneron en se frottant les mains. Les deux partis restốrent encore quelques instants en prộsence. Des Grassins *** aprốs une pause en frappant sur l'ộpaule de Grandet: " Il fait bon avoir de bons parents comme ỗa... " - Oui, oui, sans que ỗa paraisse, rộpon*** Grandet, je suis un bon pa... parent. J'aimais mon frốre, et je le prouverai bien si si ỗa ne coỷte pas... - Nous allons vous quitter, Grandet, lui *** le banquier en l'interrompant heureusement avant qu'il achevõt sa phrase. Si j'avance mon dộpart, il faut mettre en ordre quelques affaires. - Bien, bien. Moi-mờme, raa... apport ? ce que vouvous savez, je je vais me rereretirer dans ma cham... ambre des dộdộlibộrations, comme *** le le prộsident Cruchot. - Peste! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l'expression de celle d'un juge ennuyộ par une plaidoirie. Les chefs des deux familles rivales s'en allốrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus ? la trahison dont s'ộtait rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondốrent mutuellement, mais en vain, pour connaợtre ce qu'ils pensaient sur les intentions rộelles du bonhomme en cette nouvelle affaire. - Venez-vous chez madame d'Orsonval avec nous? *** des Grassins au notaire. - Nous irons plus tard, rộpon*** le prộsident. Si mon oncle le permet, j'ai promis ? mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d'abord. - Au revoir donc, messieurs, *** madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent ? quelques pas des deux Cruchot, Adolphe *** ? son pốre: " Ils fument joliment, hein? " - Tais-toi donc, mon fils, lui rộpliqua sa mốre, ils peuvent encore nous entendre. D'ailleurs, ce que tu dis n'est pas de bon goỷt et sent l'Ecole de Droit. - Eh! bien, mon oncle, s'ộcria le magistrat quand il vit les des Grassins ộloignộs, j'ai commencộ par ờtre le prộsident de Bonfons, et j'ai fini par ờtre tout simplement un Cruchot. - J'ai bien vu que ỗa te contrariait; mais le vent ộtait aux des Grassins. Es-tu bờte, avec tout ton esprit?... Laisse-les s'embarquer sur un nous verrons du pốre Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit: Eugộnie n'en sera pas moins ta femme. En quelques instants la nouvelle de la magnanime rộsolution de Grandet se rộpan*** dans trois maisons ? la fois, et il ne fut plus question dans toute la ville que de ce dộvouement fraternel. Chacun pardonnait ? Grandet sa vente faite au mộpris de la foi jurộe entre les propriộtaires, en admirant son honneur, en vantant une gộnộrositộ dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractốre franỗais de s'enthousiasmer, de se colộrer, de se passionner pour le mộtộore du moment, pour les bõtons flottants de l'actualitộ. Les ờtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mộmoire? Quand le pốre Grandet eut fermộ sa porte, il appela Nanon. - Ne lõche pas le chien et ne dors pas, nous avons ? travailler ensemble. A onze heures, Cornoiller doit se trouver ? ma porte avec le berlingot de Froidfond. Ecoute-le venir afin de l'empờcher de cogner, et dis-lui d'entrer tout bellement. Les lois de police dộfendent le tapage nocturne. D'ailleurs le quartier n'a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route. Ayant ***, Grandet remonta dans son laboratoire, oự Nanon l'enten*** remuant, fouillant, allant, venant, mais avec prộcaution. Il ne voulait ộvidemment rộveiller ni sa femme, ni sa fille, et surtout ne point exciter l'attention de son neveu, qu'il avait commencộ par maudire en apercevant de la lumiốre dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugộnie, prộoccupộe de son cousin, crut avoir entendu la plainte d'un mourant, et pour elle ce mourant ộtait Charles: elle l'avait quittộ si põle, si dộsespộrộ! peut-ờtre s'ộtait-il tuộ. Soudain elle s'enveloppa d'une coiffe, espốce de pelisse ? capuchon, et voulut sortir. D'abord une vive lumiốre qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu; puis elle se rassura bientụt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mờlộe au hennissement de plusieurs chevaux. - Mon pốre enlốverait-il mon cousin? se ***-elle en entrouvrant sa porte avec assez de prộcaution pour l'empờcher de crier, mais de maniốre ? voir ce qui se passait dans le corridor. Tout ? coup son oeil rencontra celui de son pốre, dont le regard, quelque vague et insouciant qu'il fỷt, la glaỗa de terreur. Le bonhomme et Nanon ộtaient accouplộs par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur ộpaule droite et soutenait un cõble auquel ộtait attachộ un barillet semblable ? ceux que le pốre Grandet s'amusait ? faire dans son fournil ? ses moments perdus. - Sainte Vierge! monsieur, ỗa pốse-t-i! *** ? voix basse la Nanon. - Quel malheur que ce ne soit que des gros sous! rộpon*** le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier. Cette scốne ộtait ộclairộe par une seule chandelle placộe entre deux barreaux de la rampe. - Cornoiller, *** Grandet ? son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets? - Non, monsieur. Pardộ! quoi qu'il y a donc ? craindre pour vos gros sous?... - Oh! rien, *** le pốre Grandet. - D'ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux. - Bien, bien. Tu ne leur as pas *** oự j'allais? - Je ne le savais point. - Bien. La voiture est solide? - Ca, notre maợtre? ah! ben, ỗa porterait trois mille. Qu'est-ce que ỗa pốse donc vos mộchants barils? - Tiens, dis Nanon! je le savons bien! Y a ben prốs de dix-huit cents. - Veux-tu te taire, Nanon! Tu diras ? ma femme que je suis allộ ? la campagne. Je serai revenu pour dợner. Va bon train, Cornoiller, faut ờtre ? Angers avant neuf heures. La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lõcha le chien, se coucha l'ộpaule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupỗonna ni le dộpart de Grandet ni l'objet de son voyage. La discrộtion du bonhomme ộtait complốte. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d'or. Aprốs avoir appris dans la matinộe par les causeries du port que l'or avait doublộ de prix par suite de nombreux armements entrepris ? Nantes, et que des spộculateurs ộtaient arrivộs ? Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait ? ses fermiers, se mit en mesure d'aller y vendre le sien et d'en rapporter en valeurs du receveur gộnộral sur le trộsor la somme nộcessaire ? l'achat de ses rentes aprốs l'avoir grossie de l'agio. - Mon pốre s'en va, *** Eugộnie qui du haut de l'escalier avait tout entendu. Le silence ộtait rộtabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrộs, ne retentissait dộj? plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugộnie enten*** en son coeur, avant de l'ộcouter par l'oreille, une plainte qui perỗa les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d'un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. - Il souffre, ***-elle en grimpant deux marches. Un second gộmissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte ộtait entr'ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tờte penchộe en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissộ tomber la plume et touchait presque ? terre. La respiration saccadộe que nộcessitait la posture du jeune homme effraya soudain Eugộnie, qui entra promptement. - Il doit ờtre bien fatiguộ, se ***-elle en regardant une dizaine de lettres cachetộes, elle en lut les adresses: A messieurs Farry, Breilman et cie, carrossiers. - A monsieur Buisson, tailleur, etc. - Il a sans doute arrangộ toutes ses affaires pour pouvoir bientụt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombốrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commenỗaient une: " Ma chốre Annette... " lui causốrent un ộblouissement. Son coeur palpita, ses pieds se clouốrent sur le carreau. Sa chốre Annette, il aime, il est aimộ! Plus d'espoir! Que lui ***-il? Ces idộes lui traversốrent la tờte et le coeur. Elle lisait ces mots partout, mờme sur les carreaux, en traits de flammes. - Dộj? renoncer ? lui! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m'en aller. Si je la lisais, cependant? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tờte, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, mờme en dormant, connaợt encore sa mốre et reỗoit, sans s'ộveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mốre, Eugộnie releva la main pendante, et, comme une mốre, elle baisa doucement les cheveux. " Chốre Annette! " Un dộmon lui criait ces deux mots aux oreilles. - Je sais que je fais peut-ờtre mal, mais je lirai la lettre, ***-elle. Eugộnie dộtourna la tờte, car sa noble probitộ gronda. Pour la premiốre fois de sa vie, le bien et le mal ộtaient en prộsence dans son coeur. Jusque-l? elle n'avait eu ? rougir d'aucune action. La passion, la curiositộ l'emportốrent. A chaque phrase, son coeur se gonfla davantage et l'ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui ren*** encore plus friands les plaisirs du premier amour. " Ma chốre Annette, rien ne devait nous sộparer, si ce n'est le malheur qui m'accable et qu'aucune prudence humaine n'aurait su prộvoir. Mon pốre s'est tuộ, sa fortune et la mienne sont entiốrement perdues. Je suis orphelin ? un õge oự, par la nature de mon ộducation, je puis passer pour un enfant; et je dois nộanmoins me relever homme de l'abợme oự je suis tombộ. Je viens d'employer une partie de cette nuit ? faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnờte homme, et ce n'est pas un doute, je n'ai pas cent francs ? moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amộrique. Oui, ma pauvre Anna, j'irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sỷre et prompte, m'a-t-on ***. Quant ? rester ? Paris, je ne saurais. Ni mon õme ni mon visage ne sont faits ? supporter les affronts, la froideur, le dộdain qui attendent l'homme ruinộ, le fils du failli! Bon Dieu! devoir deux millions?... J'y serais tuộ en duel dans la premiốre semaine. Aussi n'y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dộvouộ qui jamais ait ennobli le coeur d'un homme ne saurait m'y attirer. Hộlas! ma bien-aimộe, je n'ai point assez d'argent pour aller l? oự tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser oự je puiserais la force nộcessaire ? mon entreprise. " - Pauvre Charles, j'ai bien fait de lire! J'ai de l'or, je le lui donnerai, *** Eugộnie. Elle reprit sa lecture aprốs avoir essuyộ ses pleurs. " Je n'avais point encore songộ aux malheurs de la misốre. Si j'ai les cent louis indispensables au passage, je n'aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n'aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaợtrai ce qui me restera d'argent qu'aprốs le rốglement de mes dettes ? Paris. Si je n'ai rien, j'irai tranquillement ? Nantes, je m'y embarquerai simple matelot, et je commencerai l?-bas comme ont commencộ les hommes d'ộnergie qui, jeunes, n'avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j'ai froidement envisagộ mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi, choyộ par une mốre qui m'adorait, chộri par le meilleur des pốres, et qui, ? mon dộbut dans le monde, ai rencontrộ l'amour d'une Anna! Je n'ai connu que les fleurs de la vie: ce bonheur ne pouvait pas durer. J'ai nộanmoins, ma chốre Annette, plus de courage qu'il n'ộtait permis ? un insouciant jeune homme d'en avoir, surtout ? un jeune homme habituộ aux cajoleries de la plus dộlicieuse femme de Paris, bercộ dans les joies de la famille, ? qui tout souriait au logis, et dont les dộsirs ộtaient des lois pour un pốre... Oh! mon pốre, Annette, il est mort... Eh! bien, j'ai rộflộchi ? ma position, j'ai rộflộchi ? la tienne aussi. J'ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Chốre Anna, si, pour me garder prốs de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les puissances de ton luxe, ta toilette, ta loge ? l'Opộra, nous n'arriverions pas encore au chiffre des dộpenses nộcessaires ? ma vie dissipộe; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd'hui pour toujours. " - Il la quitte, Sainte Vierge! Oh! bonheur!... Eugộnie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur! mais, heureusement pour elle, il ne s'ộveilla pas. Elle reprit: " Quand reviendrai-je? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Europộen, et surtout un Europộen qui travaille. Mettons-nous ? dix ans d'ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-ờtre davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles; sachons en profiter. Garde au fond de ton õme comme je le garderai moi-mờme le souvenir de ces quatre annộes de bonheur, et sois fidốle, si tu peux, ? ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l'exiger, parce que, vois-tu, ma chốre Annette, je dois me conformer ? ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une nộcessitộ de ma nouvelle existence; et je t'avouerai que j'ai trouvộ ici, ? Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les maniốres, la figure, l'esprit et le coeur te plairaient, et qui, en outre, me paraợt avoir... " - Il devait ờtre bien fatiguộ, pour avoir cessộ de lui ộcrire, se *** Eugộnie en voyant la lettre arrờtộe au milieu de cette phrase. Elle le justifiait! N'ộtait-il pas impossible alors que cette innocente fille s'aperỗỷt de la froideur empreinte dans cette lettre? Aux jeunes filles religieusement ộlevộes, ignorantes et pures, tout est amour dốs qu'elles mettent le pied dans les rộgions enchantộes de l'amour. Elles y marchent entourộes de la cộleste lumiốre que leur õme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prờtent leurs belles pensộes. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou dans sa confiance dans le vrai. Pour Eugộnie, ces mots: " Ma chốre Annette, ma bien-aimộe ", lui rộsonnaient au coeur comme le plus joli langage de l'amour, et lui caressaient l'õme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus, re***es par l'orgue, lui caressốrent l'oreille. D'ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de coeur par lesquelles une jeune fille doit ờtre sộduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son pốre et le pleurait si vộritablement, cette tendresse venait moins de la bontộ de son coeur que des bontộs paternelles? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l'avaient empờchộ de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, ? Paris, la plupart des enfants quand, en prộsence des jouissances parisiennes, ils forment des dộsirs et conỗoivent des plans qu'ils voient avec chagrin incessamment ajournộs et retardộs par la vie de leurs parents. La prodigalitộ du pốre alla donc jusqu'? semer dans le coeur de son fils un amour filial vrai, sans arriốre-pensộe. Nộanmoins, Charles ộtait un enfant de Paris, habituộ par les moeurs de Paris, par Annette elle-mờme, ? tout calculer, dộj? vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reỗu l'ộpouvantable ộducation de ce monde oự, dans une soirộe, il se commet en pensộes, en paroles, plus de crimes que la Justice n'en punit aux Cours d'assises, oự les bons mots assassinent les plus grandes idộes, oự l'on ne passe pour fort qu'autant que l'on voit juste; et l?, voir juste, c'est ne croire ? rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni mờme aux ộvộnements: on y fait de faux ộvộnements. L?, pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d'un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive; provisoirement, ne rien admirer, ni les oeuvres d'art, ni les nobles actions, et donner pour mobile ? toute chose l'intộrờt personnel. Aprốs mille folies, la grande dame, la belle Annette, forỗait Charles ? penser gravement; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumộe; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie: elle le fộminisait et le matộrialisait. Double corruption, mais corruption ộlộgante et fine, de bon goỷt. - Vous ờtes niais, Charles, lui disait-elle. J'aurai bien de la peine ? vous apprendre le monde. Vous avez ộtộ trốs mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c'est un homme peu honorable; mais attendez qu'il soit sans pouvoir, alors vous le mộpriserez ? votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait? Mes enfants, tant qu'un homme est au Ministốre, adorez-le; tombe-t-il, aidez ? le traợner ? la voirie. Puissant, il est une espốce de dieu; dộtruit, il est au-dessous de Marat dans son ộgout, parce qu'il vit et que Marat ộtait mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les ộtudier, les suivre, pour arriver ? se maintenir toujours en bonne position. Charles ộtait un homme trop ? la mode, il avait ộtộ trop constamment heureux par ses parents, trop adulộ par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d'or que sa mốre lui avait jetộ au coeur s'ộtait ộtendu dans la filiốre parisienne, il l'avait employộ en superficie et devait l'user par le frottement. Mais Charles n'avait encore que vingt et un ans. A cet õge, la fraợcheur de la vie semble insộparable de la candeur de l'õme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l'avouộ le plus incrộdule, l'usurier le moins facile hộsitent-ils toujours ? croire ? la vieillesse du coeur, ? la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu'il n'y a point de rides sur le front. Charles n'avait jamais eu l'occasion d'appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu'? ce jour il ộtait beau d'inexpộrience. Mais, ? son insu, l'ộgoisme lui avait ộtộ inoculộ. Les germes de l'ộconomie politique ? l'usage du Parisien, latents en son coeur, ne devaient pas tarder ? y fleurir, aussitụt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie rộelle. Presque toutes les jeunes filles s'abandonnent aux douces promesses de ces dehors; mais Eugộnie eỷt-elle ộtộ prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se dộfier de son cousin, quand chez lui, les maniốres, les paroles et les actions s'accordaient encore avec les inspirations du coeur? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les derniốres effusions de sensibilitộ vraie qui fỷt en ce jeune coeur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d'amour, et se mit complaisamment ? contempler son cousin endormi: les fraợches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d'abord ? elle-mờme de l'aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l'autre lettre sans attacher beaucoup d'importance ? cette indiscrộtion; et, si elle commenỗa de la lire, ce fut pour acquộrir de nouvelles preuves des nobles qualitộs que, semblable ? toutes les femmes, elle prờtait ? celui qu'elle choisissait. " Mon cher Alphonse, au moment oự tu liras cette lettre je n'aurai plus d'amis; mais je t'avoue qu'en doutant de ces gens du monde habituộs ? prodiguer ce mot, je n'ai pas doutộ de ton amitiộ. Je te charge donc d'arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possốde. Tu dois maintenant connaợtre ma position. Je n'ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d'ộcrire ? toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelque argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu'il m'est possible de la donner de mộmoire. Ma bibliothốque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, ? payer mes dettes. Je ne veux me rộserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t'enverrai d'ici, pour cette vente, une procuration rộguliốre, en cas de contestations. Tu m'adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bờte, j'aime mieux te l'offrir, comme la bague d'usage que lốgue un mourant ? son exộcuteur testamentaire. On m'a fait une trốs comfortable voiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l'ont pas livrộe, obtiens d'eux qu'ils la gardent sans me demander d'indemnitộ; s'ils se refusaient ? cet arrangement, ộvite tout ce qui pourrait entacher ma loyautộ, dans les circonstances oự je me trouve. Je dois six louis ? l'insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui... " - Cher cousin, *** Eugộnie en laissant la lettre, et se sauvant ? petits pas chez elle avec une des bougies allumộes. L? ce ne fut pas sans une vive ộmotion de plaisir qu'elle ouvrit le tiroir d'un vieux meuble en chờne, l'un des plus beaux ouvrages de l'ộpoque nommộe la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, ? demi effacộe, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge ? glands d'or, et bordộe de cannetille usộe, provenant de la succession de sa grand-mốre. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut ? vộrifier le compte oubliộ de son petit pộcule. Elle sộpara d'abord vingt portugaises encore neuves, frappộes sous le rốgne de Jean V, en 1725, valant rộellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son pốre, mais dont la valeur conventionnelle ộtait de cent quatrevingts francs, attendu la raretộ, la beautộ des***es piốces qui reluisaient comme des soleils. ITEM, cinq gộnovines ou piốces de cent livres de Gờnes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d'or. Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertelliốre. ITEM, trois quadruples d'or espagnols de Philippe V, frappộs en 1729, donnộs par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la mờme phrase: " Ce cher serin-l?, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trộsor. " ITEM, ce que son pốre estimait le plus (l'or de ces piốces ộtait ? vingt-trois carats et une fraction), cent ducats de Hollande, fabriquộs en l'an 1756, et valant prốs de treize francs. ITEM, une grande curiositộ!... des espốces de mộdailles prộcieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge, toutes d'or pur ? vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment ? manier l'or. ITEM, le napolộon de quarante francs reỗu l'avant-veille, et qu'elle avait nộgligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trộsor contenait des piốces neuves et vierges, de vộritables morceaux d'art desquels le pốre Grandet s'informait parfois, et qu'il voulait revoir, afin de dộtailler ? sa fille les vertus intrinsốques, comme la beautộ du cordon, la clartộ du plat, la richesse des lettres dont les vives arờtes n'ộtaient pas encore rayộes. Mais elle ne pensait ni ? ces raretộs, ni ? la manie de son pốre, ni au danger qu'il y avait pour elle de se dộmunir d'un trộsor si cher ? son pốre; non, elle songeait ? son cousin, et parvint enfin ? comprendre, aprốs quelques fautes de calcul, qu'elle possộdait environ cinq mille huit cents francs en valeurs rộelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre prốs de deux mille ộcus. A la vue de ses richesses, elle se mit ? applaudir en battant des mains, comme un enfant forcộ de perdre son trop-plein de joie dans les naùfs mouvements du corps. Ainsi le pốre et la fille avaient comptộ chacun leur fortune: lui, pour aller vendre son or; Eugộnie, pour jeter le sien dans un ocộan d'affection. Elle remit les piốces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hộsitation. La misốre secrốte de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances; puis, elle ộtait forte de sa conscience, de son dộvouement, de son bonheur. Au moment oự elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d'une main la bougie, de l'autre sa bourse, Charles se rộveilla, vit sa cousine et resta bộant de surprise. Eugộnie s'avanỗa, posa le flambeau sur la table et *** d'une voix ộmue: " Mon cousin, j'ai ? vous demander pardon d'une faute grave que j'ai commise envers vous; mais Dieu me le pardonnera, ce pộchộ, si vous voulez l'effacer. " - Qu'est-ce donc? *** Charles en se frottant les yeux. - J'ai lu ces deux lettres. Charles rougit. - Comment cela s'est-il fait? reprit-elle, pourquoi suis-je montộe? En vộritộ, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentộe de ne pas trop me repentir d'avoir lu ces lettres, puisqu'elles m'ont fait connaợtre votre coeur, votre õme et... - Et quoi? demanda Charles. - Et vos projets, la nộcessitộ oự vous ờtes d'avoir une somme... - Ma chốre cousine... - Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n'ộveillons personne. Voici, ***-elle en ouvrant la bourse, les ộconomies d'une pauvre fille qui n'a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j'ignorais ce qu'ộtait l'argent, vous me l'avez appris, ce n'est qu'un moyen, voil? tout. Un cousin est presque un frốre, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre soeur. Eugộnie, autant femme que jeune fille, n'avait pas prộvu des refus, et son cousin restait muet. - Eh! bien, vous refuseriez? demanda Eugộnie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L'hộsitation de son cousin l'humilia; mais la nộcessitộ dans laquelle il se trouvait se reprộsenta plus vivement ? son esprit, et elle plia le genou. - Je ne me relốverai pas que vous n'ayez pris cet or! ***-elle. Mon cousin, de grõce, une rộponse?... que je sache si vous m'honorez, si vous ờtes gộnộreux, si... En entendant le cri d'un noble dộsespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu'il saisit afin de l'empờcher de s'agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugộnie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. - Eh! bien, oui, n'est-ce pas? ***-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur; un jour vous me le rendrez; d'ailleurs, nous nous associerons; enfin je passerai par toutes les con***ions que vous m'imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix ? ce don. Charles put enfin exprimer ses sentiments. - Oui, Eugộnie, j'aurais l'õme bien petite, si je n'acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance. - Que voulez-vous? ***-elle effrayộe. - Ecoutez, ma chốre cousine, j'ai l?... Il s'interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrộe enveloppộe d'un surtout de cuir. - L?, voyez-vous, une chose qui m'est aussi prộcieuse que la vie. Cette boợte est un prộsent de ma mốre. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-mờme l'or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nộcessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraợtrait un sacrilốge. Eugộnie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. - Non, reprit-il aprốs une lộgốre pause, pendant laquelle tous deux ils se jetốrent un regard humide, non, je ne veux ni le dộtruire, ni le risquer dans mes voyages. Chốre Eugộnie, vous en serez dộpositaire. Jamais ami n'aura confiộ quelque chose de plus sacrộ ? son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boợte, la sortit du fourreau, l'ouvrit et montra tristement ? sa cousine ộmerveillộe un nộcessaire oự le travail donnait ? l'or un prix bien supộrieur ? celui de son poids. - Ce que vous admirez n'est rien, ***-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voil? ce qui, pour moi, vaut la terre entiốre. Il tira deux portraits, deux chefs-d'oeuvre de madame de Mirbel, richement entourộs de perles. - Oh! la belle personne, n'est-ce pas cette dame ? qui vous ộcriv... - Non, ***-il en souriant. Cette femme est ma mốre, et voici mon pốre, qui sont votre tante et votre oncle. Eugộnie, je devrais vous supplier ? genoux de me garder ce trộsor. Si je pộrissais en perdant votre petite fortune, cet or vous dộdommagerait; et, ? vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous ờtes digne de les conserver; mais dộtruisez-les, afin qu'aprốs vous ils n'aillent pas en d'autres mains... Eugộnie se taisait. - Hộ! bien, oui, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec grõce. En entendant les mots qu'elle venait de dire ? son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards oự il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa. - Ange de puretộ! entre nous, n'est-ce pas?... l'argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout dộsormais. - Vous ressemblez ? votre mốre. Avait-elle la voix aussi douce que la vụtre? - Oh! bien plus douce... - Oui, pour vous, ***-elle en abaissant ses paupiốres. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous ờtes fatiguộ. A demain. Elle dộgagea doucement sa main d'entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l'ộclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte: - Ah! pourquoi suis-je ruinộ? ***-il. - Bah! mon pốre est riche, je le crois, rộpon***-elle. - Pauvre enfant, reprit Charles en avanỗant un pied dans la chambre et s'appuyant le dos au mur, il n'aurait pas laissộ mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dộnỷment, enfin, il vivrait autrement. - Mais il a Froidfond! - Et que vaut Froidfond? - Je ne sais pas; mais il a Noyers. - Quelque mauvaise ferme! - Il a des vignes et des prộs... - Des misốres, *** Charles d'un air dộdaigneux. Si votre pốre avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avanỗant le pied gauche. - L? seront donc mes trộsors, ***-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensộe. - Allez dormir, ***-elle en l'empờchant d'entrer dans une chambre en dộsordre. Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. Tous deux ils s'endormirent dans le mờme rờve, et Charles commenỗa dốs lors ? jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant, avant le dộjeuner, en compagnie de Charles. Le jeune homme ộtait encore triste comme devait l'ờtre un malheureux descendu, pour ainsi dire, au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l'abợme oự il ộtait tombộ, avait senti tout le poids de sa vie future. - Mon pốre ne reviendra que pour le dợner, *** Eugộnie en voyant l'inquiộtude peinte sur le visage de sa mốre. Il ộtait facile de voir dans les maniốres, sur la figure d'Eugộnie et dans la singuliốre douceur que contracta sa voix, une conformitộ de pensộe entre elle et son cousin. Leurs õmes s'ộtaient ardemment ộpousộes avant peut-ờtre mờme d'avoir bien ộprouvộ la force des sentiments par lesquels ils s'unissaient l'un ? l'autre. Charles resta dans la salle, et sa mộlancolie y fut respectộe. Chacune des trois femmes eut ? s'occuper. Grandet ayant oubliộ ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maỗon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchộs relatifs ? des rộparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l'argent. Madame Grandet et Eugộnie furent donc obligộes d'aller et de venir, de rộpondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maợtre pour savoir ce qui devait ờtre gardộ pour la maison ou vendu au marchộ. L'habitude du bonhomme ộtait, comme celle d'un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gõtộs. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d'Angers, ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intộrờt jusqu'au jour oự il aurait ? payer ses rentes. Il avait laissộ Cornoiller ? Angers, pour y soigner les chevaux ? demi fourbus, et les ramener lentement aprốs les avoir bien fait reposer. - Je reviens d'Angers, ma femme, ***-il. J'ai faim. Nanon lui cria de la cuisine: - Est-ce que vous n'avez rien mangộ depuis hier? - Rien, rộpon*** le bonhomme. Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment oự la famille ộtait ? table. Le pốre Grandet n'avait seulement pas vu son neveu. - Mangez tranquillement, Grandet, *** le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l'or ? Angers, oự l'on en est venu chercher pour Nantes? Je vais en envoyer. - N'en envoyez pas, rộpon*** le bonhomme, il y en a dộj? suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous ộvite pas une perte de temps. - Mais l'or y vaut treize francs cinquante centimes. - ***es donc valait. - D'oự diable en serait-il venu? - Je suis allộ cette nuit ? Angers, lui rộpon*** Grandet ? voix basse. Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s'ộtablit entre eux d'oreille ? oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardốrent Charles ? plusieurs reprises. Au moment oự sans doute l'ancien tonnelier *** au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef ộchapper un geste d'ộtonnement. - Monsieur Grandet, ***-il ? Charles, je pars pour Paris; et, si vous aviez des commissions ? me donner... - Aucune, monsieur. Je vous en remercie, rộpon*** Charles. - Remerciez-le mieux que ỗa, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet. - Y aurait-il donc quelque espoir? demanda Charles. - Mais, s'ộcria le tonnelier avec un orgueil bien jouộ, n'ờtes-vous pas mon neveu? Votre honneur est le nụtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet? Charles se leva, saisit le pốre Grandet, l'embrassa, põlit et sortit. Eugộnie contemplait son pốre avec admiration. - Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout ? vous, et emboisez-moi bien ces gens-l?! Les deux diplomates se donnốrent une poignộe de main, l'ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu'? la porte; puis, aprốs l'avoir fermộe, il revint et *** ? Nanon en se plongeant dans son fauteuil: "Donne-moi du cassis! " Mais trop ộmu pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La Bertelliốre et se mit ? chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse: Dans les gardes franỗaises J'avais un bon papa. Nanon, madame Grandet, Eugộnie s'examinốrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les ộpouvantait toujours quand elle arrivait ? son apogộe. La soirộe fut bientụt finie. D'abord le pốre Grandet voulut se coucher de bonne heure; et, lorsqu'il se couchait, chez lui tout devait dormir, de mờme que, quand Auguste buvait, la Pologne ộtait ivre. Puis Nanon, Charles et Eugộnie n'ộtaient pas moins las que le maợtre. Quant ? madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les dộsirs de son mari. Nộanmoins, pendant les deux heures accordộes ? la digestion, le tonnelier, plus facộtieux qu'il ne l'avait jamais ộtộ, *** beaucoup de ses apophtegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalộ son cassis, il regarda le verre. - On n'a pas plus tụt mis les lốvres ? un verre qu'il est dộj? vide! Voil? notre histoire. On ne peut pas ờtre et avoir ộtộ. Les ộcus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle. Il fut jovial et clộment. Lorsque Nanon vint avec son rouet: " Tu dois ờtre lasse, lui ***-il. Laisse ton chanvre. " - Ah! ben!... quien, je m'ennuierais, rộpon*** la servante. - Pauvre Nanon! Veux-tu du cassis? - Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu'i vendent est de la drogue. - Ils y mettent trop de sucre, ỗa ne sent plus rien, *** le bonhomme. Le lendemain, la famille, rộunie ? huit heures pour le dộjeuner, offrit le tableau de la premiốre scốne d'une intimitộ bien rộelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugộnie et Charles; Nanon elle-mờme sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencốrent ? faire une mờme famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite, et la certitude de voir bientụt partir le mirliflor sans avoir ? lui payer autre chose que son voyage ? Nantes, le rendirent presque indiffộrent ? sa prộsence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu'il nomma Charles et Eugộnie, libres de se comporter comme bon leur semblerait, sous l'oeil de madame Grandet, en laquelle il avait d'ailleurs une entiốre confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L'alignement de ses prộs et des fossộs jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire, et les travaux d'hiver dans ses clos et ? Froidfond l'occupốrent exclusivement. Dốs lors commenỗa pour Eugộnie le primevốre de l'amour. Depuis la scốne de nuit pendant laquelle la cousine donna son trộsor au cousin, son coeur avait suivi le trộsor. Complices tous deux du mờme secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence, qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parentộ n'autorisait-elle pas une certaine douceur dans l'accent, une tendresse dans les regards: aussi Eugộnie se plut-elle ? endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d'un naissant amour. N'y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l'amour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas l'enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui ***-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l'avenir? Pour lui l'espộrance ne dộploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour ? tour des larmes de joie et de douleur? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se bõtir un mobile palais, pour des bouquets aussitụt oubliộs que coupộs? N'est-il pas avide de saisir le temps, d'avancer dans la vie? L'amour est notre seconde transformation. L'enfance et l'amour furent mờme chose entre Eugộnie et Charles: ce fut la passion premiốre avec tous ses enfantillages, d'autant plus caressants pour leurs coeurs qu'ils ộtaient enveloppộs de mộlancolie. En se dộbattant ? sa naissance sous les crờpes du deuil, cet amour n'en ộtait d'ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicitộ provinciale de cette maison en ruines. En ộchangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'? l'heure oự le soleil se couchait, occupộs ? se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui rộgnait entre le rempart et la maison, comme on l'est sous les arcades d'une ộglise, Charles comprit la saintetộ de l'amour; car sa grande dame, sa chốre Annette, ne lui en avait fait connaợtre que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, ộclatante, pour l'amour pur et vrai. Il aimait cette maison dont les moeurs ne lui semblốrent plus si ridicules. Il descendait dốs le matin, afin de pouvoir causer avec Eugộnie quelques moments avant que Grandet ne vợnt donner les provisions; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalitộ de ce rendez-vous matinal, secret mờme pour la mốre d'Eugộnie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait ? l'amour le plus innocent du monde la vivacitộ des plaisirs dộfendus. Puis, quand, aprốs le dộjeuner, le pốre Grandet ộtait parti pour aller voir ses propriộtộs et ses exploitations, Charles demeurait entre la mốre et la fille, ộprouvant des dộlices inconnues ? leur prờter les mains pour dộvider du fil, ? les voir travaillant, ? les entendre jaser. La simplicitộ de cette vie presque monastique, qui lui rộvộla les beautộs de ces õmes auxquelles le monde ộtait inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces moeurs impossibles en France, et n'avait admis leur existence qu'en Allemagne, encore n'ộtait-ce que fabuleusement et dans les romans d'Auguste Lafontaine. Bientụt pour lui Eugộnie fut l'idộal de la Marguerite de Goethe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s'abandonna dộlicieusement au courant de l'amour; elle saisissait sa fộlicitộ comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et se reposer sur la rive. Les chagrins d'une prochaine absence n'attristaient-ils pas dộj? les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journộes? Chaque jour un petit ộvộnement leur rappelait la prochaine sộparation. Ainsi, trois jours aprốs le dộpart de des Grassins, Charles fut emmenộ par Grandet au Tribunal de Premiốre Instance avec la solennitộ que les gens de province attachent ? de tels actes, pour y signer une renonciation ? la succession de son pốre. Rộpudiation terrible! espốce d'apostasie domestique. Il alla chez maợtre Cruchot faire faire deux procurations, l'une pour des Grassins, l'autre pour l'ami chargộ de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalitộs nộcessaires pour obtenir un passeport ? l'ộtranger. Enfin, quand arrivốrent les simples vờtements de deuil que Charles avait demandộs ? Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui ven*** sa garde-robe inutile. Cet acte plut singuliốrement au pốre Grandet. - Ah! vous voil? comme un homme qui doit s'embarquer et qui veut faire fortune, lui ***-il en le voyant vờtu d'une redingote de gros drap noir. Bien, trốs bien! - Je vous prie de croire, monsieur, lui rộpon*** Charles, que je saurai bien avoir l'esprit de ma situation. - Qu'est-ce que c'est que cela? *** le bonhomme dont les yeux s'animốrent ? la vue d'une poignộe d'or que lui montra Charles. - Monsieur, j'ai rộuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluitộs que je possốde et qui pouvaient avoir quelque valeur; mais, ne connaissant personne ? Saumur, je voulais vous prier ce matin de... - De vous acheter cela? *** Grandet en l'interrompant. - Non, mon oncle, de m'indiquer un honnờte homme qui... - Donnez-moi cela, mon neveu; j'irai vous estimer cela l?-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, ? un centime prốs. Or de bijou, ***-il en examinant une longue chaine, dix-huit ? dix-neuf carats. Le bonhomme ten*** sa large main et emporta la masse d'or. - Ma cousine, *** Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons, qui pourront vous servir ? attacher des rubans ? vos poignets. Cela fait un bracelet fort ? la mode en ce moment. - J'accepte sans hộsiter, mon cousin, ***-elle en lui jetant un regard d'intelligence. - Ma tante, voici le dộ de ma mốre, je le gardais prộcieusement dans ma toilette de voyage, *** Charles en prộsentant un joli dộ d'or ? madame Grandet, qui depuis six ans en dộsirait un. - Il n'y a pas de remercợments possibles, mon neveu, *** la vieille mốre, dont les yeux se mouillốrent de larmes. Soir et matin dans mes priốres j'ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugộnie vous conserverait ce bijou. - Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, *** Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous ộviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l'argent... en livres. Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les ộcus de six livres doivent ờtre acceptộs pour six francs sans dộduction. - Je n'osais vous le proposer, rộpon*** Charles; mais il me rộpugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napolộon. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l'oreille, et il y eut un moment de silence. - Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d'un air inquiet, comme s'il eỷt craint de blesser sa susceptibilitộ, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi; veuillez ? votre tour agrộer des boutons de manche qui me deviennent inutiles: ils vous rappelleront un pauvre garỗon qui, loin de vous, pensera certes ? ceux qui dộsormais seront toute sa famille. - Mon garỗon! mon garỗon, faut pas te dộnuer comme ỗa... Qu'as-tu donc, ma femme? ***-il en se tournant avec avi***ộ vers elle, ah! un dộ d'or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garỗon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais... tu me permettras de... te payer... ton, oui... ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D'autant, vois-tu, garỗon, qu'en estimant tes bijoux, je n'en ai comptộ que l'or brut, il y a peut-ờtre quelque chose ? gagner sur les faỗons. Ainsi, voil? qui est ***. Je te donnerai quinze cents francs... en livres, que Cruchot me prờtera; car je n'ai pas un rouge liard ici, ? moins que Perrotet, qui est en retard de son fermage, ne me le paie. Tiens, tiens, je vais l'aller voir. Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit. - Vous vous en irez donc, *** Eugộnie en lui jetant un regard de tristesse mờlộe d'admiration. - Il le faut, ***-il en baissant la tờte. Depuis quelques jours, le maintien, les maniốres, les paroles de Charles ộtaient devenus ceux d'un homme profondộment affligộ, mais qui, sentant peser sur lui d'immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s'ộtait fait homme. Aussi jamais Eugộnie ne prộsuma-t-elle mieux du caractốre de son cousin qu'en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien ? sa figure põlie et ? sa sombre contenance. Ce jour-l? le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistốrent avec Charles ? un Requiem cộlộbrộ ? la paroisse pour l'õme de feu Guillaume Grandet. Au second dộjeuner, Charles reỗut des lettres de Paris, et les lut. - Hộ! bien, mon cousin, ờtes-vous content de vos affaires, *** Eugộnie ? voix basse. - Ne fais donc jamais de ces questions-l?, ma fille, rộpon*** Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin? Laisse-le donc, ce garỗon. - Oh! je n'ai point de secrets, *** Charles. - Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu'il faut tenir sa langue en bride dans le commerce. Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles *** ? Eugộnie en l'attirant sur le vieux banc oự ils s'assirent sous le noyer: " J'avais bien prộsumộ d'Alphonse, il s'est conduit ? merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyautộ. Je ne dois rien ? Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m'annonce avoir, d'aprốs les conseils d'un capitaine au long cours, employộ trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composộe de curiositộs europộennes, desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigộ mes colis sur Nantes, oự se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugộnie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-ờtre, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille et dix mille francs que m'envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer ? mon retour avant plusieurs annộes. Ma chốre cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vụtre, je puis pộrir, peut-ờtre se prộsentera-t-il pour vous un riche ộtablissement... - Vous m'aimez?... ***-elle. - Oh! oui, bien, rộpon***-il avec une profondeur d'accent qui rộvộlait une ộgale profondeur dans le sentiment. - J'attendrai, Charles. Dieu! mon pốre est ? sa fenờtre, ***-elle en repoussant son cousin, qui s'approchait pour l'embrasser. Elle se sauva sous la voỷte, Charles l'y suivit; en le voyant, elle se retira au pied de l'escalier et ouvrit la porte battante; puis, sans trop savoir oự elle allait, Eugộnie se trouva prốs du bouge de Nanon, ? l'endroit le moins clair du couloir; l? Charles, qui l'avait accompagnộe, lui prit la main, l'attira sur son coeur, la saisit par la taille, et l'appuya doucement sur lui. Eugộnie ne rộsista plus, elle reỗut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers. - Chốre Eugộnie, un cousin est mieux qu'un frốre, il peut t'ộpouser, lui *** Charles. - Ainsi soit-il! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. Les deux amants, effrayộs, se sauvốrent dans la salle, oự Eugộnie reprit son ouvrage, et oự Charles se mit ? lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet. - Quien! *** Nanon, nous faisons tous nos priốres. Dốs que Charles eut annoncộ son dộpart, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu'il lui portait beaucoup d'intộrờt; il se montra libộral de tout ce qui ne coỷtait rien, s'occupa de lui trouver un emballeur, et *** que cet homme prộtendait vendre ses caisses trop cher; il voulut alors ? toute force les faire lui-mờme, et y employa de vieilles planches; il se leva dốs le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionner de trốs belles caisses, dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expộdier en temps utile ? Nantes. Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s'enfuyaient pour Eugộnie avec une effrayante rapi***ộ. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durộe est chaque jour abrộgộe par l'õge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalitộs humaines, celui-l? comprendra les tourments d'Eugộnie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop ộtroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville: elle s'ộlanỗait par avance sur la vaste ộtendue des mers. Enfin la veille du dộpart arriva. Le matin, en l'absence de Grandet et de Nanon, le prộcieux coffret oự se trouvaient les deux portraits fut solennellement installộ dans le seul tiroir du bahut qui fermait ? clef, et oự ộtait la bourse maintenant vide. Le dộpụt de ce trộsor n'alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugộnie mit la clef dans son sein, elle n'eut pas le courage de dộfendre ? Charles d'y baiser la place. - Elle ne sortira pas de l?, mon ami. - Eh! bien, mon coeur y sera toujours aussi. - Ah! Charles, ce n'est pas bien, ***-elle d'un accent peu grondeur. - Ne sommes-nous pas mariộs? rộpon***-il; j'ai ta parole, prends la mienne. - A toi, pour jamais! fut *** deux fois de part et d'autre. Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure: la candeur d'Eugộnie avait momentanộment sanctifiộ l'amour de Charles. Le lendemain matin le dộjeuner fut triste. Malgrộ la robe d'or et une croix ? la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-mờme, libre d'exprimer ses sentiments, eut la larme ? l'oeil. - Ce pauvre mignon monsieur, qui s'en va sur mer. Que Dieu le conduise. A dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles ? la diligence de Nantes. Nanon avait lõchộ le chien, fermộ la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue ộtaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortốge, auquel se joignit sur la place maợtre Cruchot. - Ne va pas pleurer, Eugộnie, lui *** sa mốre. - Mon neveu, *** Grandet sous la porte de l'auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l'honneur de votre pốre sauf. Je vous en rộponds, moi, Grandet; car, alors, il ne tiendra qu'? vous de... - Ah! mon oncle, vous adoucissez l'amertume de mon dộpart. N'est-ce pas le plus beau prộsent que vous puissiez me faire? Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu'il avait interrompu, Charles rộpan*** sur le visage tannộ de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu'Eugộnie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son pốre. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnộs de plusieurs personnes, restốrent devant la voiture jusqu'? ce qu'elle partợt; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain: " Bon voyage! " *** le vigneron. Heureusement maợtre Cruchot fut le seul qui enten*** cette exclamation. Eugộnie et sa mốre ộtaient allộes ? un endroit du quai d'oự elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs, signe auquel rộpon*** Charles en dộployant le sien. - Ma mốre, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, *** Eugộnie au moment oự elle ne vit plus le mouchoir de Charles. Pour ne point interrompre le cours des ộvộnements qui se passốrent au sein de la famille Grandet, il est nộcessaire de jeter par anticipation un coup d'oeil sur les opộrations que le bonhomme fit ? Paris par l'entremise de des Grassins. Un mois aprốs le dộpart du banquier, Grandet possộdait une inscription de cent mille livres de rente achetộe ? quatre-vingts francs net. Les renseignements donnộs ? sa mort par son inventaire n'ont jamais fourni la moindre lumiốre sur les moyens que sa dộfiance lui suggộra pour ộchanger le prix de l'inscription contre l'inscription elle-mờme. Maợtre Cruchot pensa que Nanon fut, ? son insu, l'instrument fidốle du transport des fonds. Vers cette ộpoque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prộtexte d'aller ranger quelque chose ? Froidfond, comme si le bonhomme ộtait capable de laisser traợner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prộvisions du tonnelier se rộalisốrent. A la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des dộpartements. Les noms de des Grassins et de Fộlix Grandet de Saumur y ộtaient connus et y jouissaient de l'estime accordộe aux cộlộbritộs financiốres qui s'appuient sur d'immenses propriộtộs territoriales libres d'hypothốques. L'arrivộe du banquier de Saumur, chargộ, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour ộviter ? l'ombre du nộgociant la honte des protờts. La levộe des scellộs se fit en prộsence des crộanciers, et le notaire de la famille se mit ? procộder rộguliốrement ? l'inventaire de la succession. Bientụt des Grassins rộunit les crộanciers, qui, d'une voix unanime, ộlurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec Franỗois Keller, chef d'une riche maison, l'un des principaux intộressộs, et leur confiốrent tous les pouvoirs nộcessaires pour sauver ? la fois l'honneur de la famille et les crộances. Le crộ*** du Grandet de Saumur, l'espộrance qu'il rộpan*** au coeur des crộanciers par l'organe de des Grassins, facilitốrent les transactions; il ne se rencontra pas un seul rộcalcitrant parmi les crộanciers. Personne ne pensait ? passer sa crộance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait: " Grandet de Saumur paiera! " Six mois s'ộcoulốrent. Les Parisiens avaient remboursộ les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier rộsultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois aprốs la premiốre assemblộe, les deux liquidateurs distribuốrent quarante-sept pour cent ? chaque crộancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses gộnộralement quelconques appartenant ? feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidộlitộ scrupuleuse. La plus exacte probitộ prộsidait ? cette liquidation. Les crộanciers se plurent ? reconnaợtre l'admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulộ convenablement, les crộanciers demandốrent le reste de leur argent. Il leur fallut ộcrire une lettre collective ? Grandet. - Nous y voil?, *** l'ancien tonnelier en jetant la lettre au feu; patience, mes petits amis. En rộponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dộpụt chez un notaire de tous les titres de crộance existants contre la succession de son frốre, en les accompagnant d'une quittance des paiements dộj? faits, sous prộtexte d'apurer les comptes, et de correctement ộtablir l'ộtat de la succession. Ce dộpụt souleva mille difficultộs. Gộnộralement, le crộancier est une sorte de maniaque. Aujourd'hui prờt ? conclure, demain il veut tout mettre ? feu et ? sang; plus tard il se fait ultra-dộbonnaire. Aujourd'hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mộlancolique, il *** oui ? toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire; le surlendemain il lui faut des garanties, ? la fin du mois il prộtend vous exộcuter, le bourreau! Le crộancier ressemble ? ce moineau franc ? la queue duquel on engage les petits enfants ? tõcher de poser un grain de sel; mais le crộancier rộtorque cette image contre sa crộance; de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observộ les variations atmosphộriques des crộanciers, et ceux de son frốre obộirent ? tous ses calculs. Les uns se fõchốrent et se refusốrent net au dộpụt - Bon! ỗa va bien, disait Grandet en se frottant les mains ? la lecture des lettres que lui ộcrivait ? ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent au*** dộpụt que sous la con***ion de faire bien constater leurs droits, ne renoncer ? aucuns, et se rộserver mờme celui de faire dộclarer la faillite. Nouvelle correspondance, aprốs laquelle Grandet de Saumur consentit ? toutes les rộserves demandộes. Moyennant cette concession, les crộanciers bộnins firent entendre raison aux crộanciers durs. Le dộpụt eut lieu, non sans quelques plaintes. Ce bonhomme, ***-on ? des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt-trois mois aprốs la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerỗants, entraợnộs par le mouvement des affaires de Paris, avaient oubliộ leurs recouvrements Grandet, ou n'y pensaient que pour se dire: " Je commence ? croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela. " Le tonnelier avait calculộ sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable. A la fin de la troisiốme annộe, des Grassins ộcrivit ? Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amenộ les crộanciers ? lui rendre leurs titres. Grandet rộpon*** que le notaire et l'agent de change dont les ộpouvantables faillites avaient causộ la mort de son frốre, vivaient, eux! pouvaient ờtre devenus bons, et qu'il fallait les actionner afin d'en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du dộficit A la fin de la quatriốme annộe, le dộficit fut bien et dỷment arrờtộ ? la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durốrent six mois entre les liquidateurs et les crộanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressộ de s'exộcuter, Grandet de Saumur rộpon*** aux deux liquidateurs, vers le neuviốme mois de cette annộe, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifestộ l'intention de payer intộgralement les dettes de son pốre; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l'avoir consultộ; il attendait une rộponse. Les crộanciers, vers le milieu de la cinquiốme annộe, ộtaient encore tenus en ộchec, avec le mot intộgralement, de temps en temps lõchộ par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser ộchapper un fin sourire et un juron, le mot: " Ces PARISIENS! " Mais les crộanciers furent rộservộs ? un sort inouù dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position oự les avait maintenus Grandet au moment oự les ộvộnements de cette histoire les obligeront ? y reparaợtre. Quand les rentes atteignirent ? 115, le pốre Grandet ven***, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d'intộrờts composộs que lui avaient donnộs ses inscriptions. Des Grassins demeurait ? Paris. Voici pourquoi. D'abord il fut nommộ dộputộ; puis il s'amouracha, lui pốre de famille, mais ennuyộ par l'ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du thộõtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maợtre chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite; elle fut jugộe ? Saumur profondộment immorale. Sa femme se trouva trốs heureuse d'ờtre sộparộe de biens et d'avoir assez de tờte pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuốrent sous son nom, afin de rộparer les brốches faites ? sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu'elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer ? l'alliance d'Eugộnie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins ? Paris, et y devint, ***-on, un fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphốrent. - Votre mari n'a pas de bon sens, disait Grandet en prờtant une somme ? madame des Grassins, moyennant sỷretộs. Je vous plains beaucoup, vous ờtes une bonne petite femme. - Ah! monsieur, rộpon*** la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour oự il partit de chez vous pour aller ? Paris, il courait ? sa ruine? - Le ciel m'est tộmoin, madame, que j'ai tout fait jusqu'au dernier moment pour l'empờcher d'y aller. Monsieur le prộsident voulait ? toute force l'y remplacer; et, s'il tenait tant ? s'y rendre, nous savons maintenant pourquoi. Ainsi Grandet n'avait aucune obligation ? des Grassins. En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n'en a l'homme, et souffrent plus que lui. L'homme a sa force, et l'exercice de sa puissance: il agit, il va, il s'occupe, il pense, il embrasse l'avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face ? face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu'au fond de l'abợme qu'il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses voeux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugộnie. Elle s'initiait ? sa destinộe. Sentir, aimer, souffrir, se dộvouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugộnie devait ờtre toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassộ comme les clous semộs sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivốrent bientụt. Le lendemain du dộpart de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, exceptộ pour Eugộnie, qui la trouva tout ? coup bien vide. A l'insu de son pốre, elle voulut que la chambre de Charles restõt dans l'ộtat oự il l'avait laissộe. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo. - Qui sait s'il ne reviendra pas plus tụt que nous ne le croyons? ***-elle. - Ah! je le voudrais voir ici, rộpon*** Nanon. Je m'accoutumais ben ? lui! C'ộtait un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonnộ comme une fille. Eugộnie regarda Nanon. - Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux ? la per***ion de votre õme! Ne regardez donc pas le monde comme ỗa. Depuis ce jour, la beautộ de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractốre. Les graves pensộes d'amour par lesquelles son õme ộtait lentement envahie, la dignitộ de la femme aimộe donnốrent ? ses traits cette espốce d'ộclat que les peintres figurent par l'aurộole. Avant la venue de son cousin, Eugộnie pouvait ờtre comparộe ? la Vierge avant la conception; quand il fut parti elle ressemblait ? la Vierge mốre: elle avait conỗu l'amour. Ces deux Maries, si diffộrentes et si bien reprộsentộes par quelques peintres espagnols, constituent l'une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe, oự elle alla le lendemain du dộpart de Charles, et oự elle avait fait voeu d'aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu'elle cloua prốs de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l'y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire: " Es-tu bien? ne souffres-tu pas? penses-tu bien ? moi, en voyant cette ộtoile dont tu m'as appris ? connaợtre les beautộs et l'usage? " Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongộ par les vers et garni de mousse grise oự ils s'ộtaient *** tant de bonnes choses, de niaiseries, oự ils avaient bõti les chõteaux en Espagne de leur joli mộnage. Elle pensait ? l'avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d'embrasser; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel ộtait la chambre de Charles. Enfin ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensộes, et devient la substance, ou, comme eussent *** nos pốres, l'ộtoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du pốre Grandet venaient faire la partie le soir, elle ộtait gaie, elle dissimulait; mais, pendant toute la matinộe, elle causait de Charles avec sa mốre et Nanon. Nanon avait compris qu'elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maợtresse sans manquer ? ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait ? Eugộnie: " Si j'avais eu un homme ? moi, je l'aurais... suivi dans l'enfer. Je l'aurais... quoi... Enfin, j'aurais voulu m'exterminer pour lui; mais... rin. Je mourrai sans savoir ce que c'est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu'est un bon homme tout de mờme, tourne autour de ma jupe, rapport ? mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour? Je vois ỗa, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour; hộ! bien, mam'zelle, ỗa me fait plaisir, quoique ỗa ne soye pas de l'amour. " Deux mois se passốrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s'ộtait animộe par l'immense intộrờt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisõtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugộnie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mốre au moment oự elle ộtait occupộe ? chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiộe au terrible secret de l'ộchange fait par le voyageur contre le trộsor d'Eugộnie. - Tu lui as tout donnộ, *** la mốre ộpouvantộe. Que diras-tu donc ? ton pốre, au jour de l'an, quand il voudra voir ton or? Les yeux d'Eugộnie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurốrent dans un effroi mortel pendant la moitiộ de la matinộe. Elles furent assez troublộes pour manquer la grand-messe, et n'allốrent qu'? la messe militaire. Dans trois jours l'annộe 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragộdie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang rộpandu; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides. - Qu'allons-nous devenir? *** madame Grandet ? sa fille en laissant son tricot sur ses genoux. La pauvre mốre subissait de tels troubles depuis deux mois que les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n'ộtaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes rộsultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d'une faỗon fõcheuse au milieu d'une sueur causộe par une ộpouvantable colốre de son mari. - Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m'avais confiộ ton secret, nous aurions eu le temps d'ộcrire ? Paris ? monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des piốces d'or semblables aux tiennes; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-ờtre... - Mais oự donc aurions-nous pris tant d'argent? - J'aurais engagộ mes propres. D'ailleurs monsieur des Grassins nous eỷt bien... - Il n'est plus temps, rộpon*** Eugộnie d'une voix sourde et altộrộe en interrompant sa mốre. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne annộe dans sa chambre? - Mais, ma fille, pourquoi n'irais-je donc pas voir les Cruchot? - Non, non, ce serait me livrer ? eux et nous mettre sous leur dộpendance. D'ailleurs j'ai pris mon parti. J'ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protộgera. Que sa sainte volontộ se fasse. Ah! si vous aviez lu sa lettre, vous n'auriez pensộ qu'? lui, ma mốre. Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante ? laquelle la mốre et la fille ộtaient en proie leur suggộra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L'hiver de 1819 ? 1820 fut un des plus rigoureux de l'ộpoque La neige encombrait les toits. Madame Grandet *** ? son mari, dốs qu'elle l'enten*** se remuant dans sa chambre: " Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi; le froid est si vif que je gốle sous ma couverture. Je suis arrivộe ? un õge oự j'ai besoin de mộnagements. D'ailleurs, reprit-elle aprốs une lộgốre pause, Eugộnie viendra s'habiller l?. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie ? faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an prốs du feu, dans la salle. " - Ta, ta, ta, ta, quelle langue! comme tu commences l'annộe, madame Grandet? Tu n'as jamais tant parlộ. Cependant tu n'as pas mangộ de pain trempộ dans du vin, je pense. Il y eut un moment de silence. Eh! bien, reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu'il t'arrive malheur ? l'ộchộance de ton õge, quoique en gộnộral les La Bertelliốre soient faits de vieux ciment. Hein! pas vrai? cria-t-il aprốs une pause. Enfin, nous en avons hộritộ, je leur pardonne. Et il toussa. - Vous ờtes gai ce matin, monsieur, *** gravement la pauvre femme. - Toujours gai, moi... Gai, gai, gai, le tonnelier Raccommodez votre cuvier! ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillộ. Oui, nom d'un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de mờme. Nous dộjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m'a envoyộ un põtộ de foies gras truffộs! Je vais aller le chercher ? la diligence. Il doit y avoir joint un double napolộon pour Eugộnie, vint lui dire le tonnelier ? l'oreille. Je n'ai plus d'or, ma femme. J'avais bien encore quelques vieilles piốces, je puis te dire cela ? toi; mais il a fallu les lõcher pour les affaires. Et, pour cộlộbrer le premier jour de l'an, il l'embrassa sur le front. - Eugộnie, cria la bonne mốre, je ne sais sur quel cụtộ ton pốre a dormi; il est bon homme, ce matin. Bah! nous nous en tirerons. - Quoi qu'il a donc, notre maợtre? *** Nanon en entrant chez sa maợtresse pour y allumer du feu. D'abord, il m'a ***: " Bon jour, bon an, grosse bờte! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid. " Ai-je ộtộ sotte quand je l'ai vu me tendant la main pour me donner un ộcu de six francs qui n'est quasi point rognộ du tout! Tenez, madame, regardez-le donc? Oh! le brave homme. C'est un digne homme, tout de mờme. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C'est un ben parfait, un ben bon homme... Le secret de cette joie ộtait dans une entiốre rộussite de la spộculation de Grandet. Monsieur des Grassins, aprốs avoir dộduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l'escompte des cent cinquante mille francs d'effets hollandais, et pour le surplus qu'il lui avait avancộ afin de complộter l'argent nộcessaire ? l'achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en ộcus, restant sur le semestre de ses intộrờts, et lui avait annoncộ la hausse des fonds publics. Ils ộtaient alors ? 89, les plus cộlốbres capitalistes en achetaient, fin janvier, ? 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apurộ ses comptes, et allait dộsormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir ? payer ni impositions, ni rộparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une rộpugnance invincible, et il se voyait, aprốs cinq ans, maợtre d'un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint ? la valeur territoriale de ses propriộtộs, composerait une fortune colossale. Les six francs donnộs ? Nanon ộtaient peut-ờtre le solde d'un immense service que la servante avait ? son insu rendu ? son maợtre. - Oh! oh! oự va donc le pốre Grandet, qu'il court dốs le matin comme au feu? se dirent les marchands occupộs ? ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d'un facteur des Messageries transportant sur une brouette des sacs pleins: L'eau va toujours ? la riviốre, le bonhomme allait ? ses ộcus, disait l'un. - Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande! disait un autre. - Il finira par acheter Saumur, s'ộcriait un troisiốme. - Il se moque du froid, il est toujours ? son affaire, disait une femme ? son mari. - Eh! eh! monsieur Grandet, si ỗa vous gờnait, lui *** un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en dộbarrasserais. - Ouin! ce sont des sous, rộpon*** le vigneron. - D'argent, *** le facteur ? voix basse. - Si tu veux que je te soigne, mets une bride ? ta margoulette, *** le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte. - Ah! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur; il paraợt que quand il fait froid il entend. - Voil? vingt sous pour tes ộtrennes, et motus! Dộtale! lui *** Grandet. Nanon te reportera ta brouette. - Nanon, les linottes sont-elles ? la messe? - Oui, monsieur.
- Allons, haut la patte! ? l'ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les ?cus furent transport?s dans sa chambre ó il s'enferma. Quand le d?jeuner sera pr?t, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries. La famille ne d?jeuna qu'? dix heures. - Ici ton p?re ne demandera pas ? voir ton or, *** madame Grandet ? sa fille en rentrant de la messe. D'ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton tr?sor pour le jour de ta naissance... Grandet descen*** l'escalier en pensant ? m?tamorphoser promptement ses ?cus parisiens en bon or et ? son admirable sp?culation des rentes sur l'Etat. Il ?tait d?cid? ? placer ainsi ses revenus jusqu'? ce que la rente atteignỵt le taux de cent francs. M?***ation funeste ? Eug?nie. Aussitơt qu'il entra, les deux femmes lui souhait?rent une bonne ann?e, sa fille en lui sautant au cou et le c?linant, madame Grandet gravement et avec dignit?. - Ah! ah! mon enfant, ***-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu?... je veux ton bonheur. Il faut de l'argent pour ?tre heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voil? un napol?on tout neuf, je l'ai fait venir de Paris. Nom d'un petit bonhomme, il n'y a pas un grain d'or ici. Il n'y a que toi qui as de l'or. Montre-moi ton or, fifille. - Bah! il fait trop froid; d?jeunons, lui r?pon*** Eug?nie. - H?! bien, apr?s, hein? Ca nous aidera tous ? dig?rer. Ce gros des Grassins, il nous a envoy? ?a tout de m?me, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ?a ne nous cỏte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service ? Charles, et gratis encore. Il arrange tr?s bien les affaires de ce pauvre d?funt Grandet. - Ououh! ououh! fit-il, la bouche pleine, apr?s une pause, cela est bon! Manges-en donc, ma femme! ?a nourrit au moins pour deux jours. - Je n'ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien. - Ah! ouin! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre; tu es une La Bertelli?re, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j'aime le jaune. L'attente d'une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-?tre pour un condamn? que ne l'?tait pour madame Grandet et pour sa fille l'attente des ?v?nements qui devaient terminer ce d?jeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le coeur de ces deux femmes se serrait. La fille avait n?anmoins un appui dans cette conjoncture: elle puisait de la force en son amour. - Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts. A cette pens?e, elle jetait ? sa m?re des regards flamboyants de courage. - Ote tout cela, *** Grandet ? Nanon quand, vers onze heures, le d?jeuner fut achev?; mais laisse-nous la table. Nous serons plus ? l'aise pour voir ton petit tr?sor, ***-il en regardant Eug?nie Petit, ma foi, non. Tu poss?des, valeur intrins?que, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh! bien, je te donnerai, moi, ce franc pour compl?ter la somme, parce que, vois-tu, fifille... H?! bien, pourquoi nous ?coutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, *** le bonhomme. Nanon disparut. - Ecoute, Eug?nie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas ? ton p?p?re, ma petite fifille, hein? Les deux femmes ?taient muettes. - Je n'ai plus d'or, moi. J'en avais, je n'en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientơt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parl? dans la province. Ecoute donc, fifille. Il se pr?sente une belle occasion: tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois pr?s de deux cents francs d'int?r?ts, sans impơts, ni r?parations, ni gr?le, ni gel?e, ni mar?e, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu r?pugnes peut-?tre ? te s?parer de ton or, hein, fifille? Apporte-le-moi tout de m?me. Je te ramasserai des pi?ces d'or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des g?novines, et, avec celles que je te donnerai ? tes f?tes, en trois ans tu auras r?tabli la moiti? de ton joli petit tr?sor en or. Que dis-tu, fifille? L?ve donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des myst?res de vie et de mort pour les ?cus. Vraiment les ?cus vivent et grouillent comme des hommes: ?a va, ?a vient, ?a sue, ?a produit. Eug?nie se leva, mais, apr?s avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son p?re en face et lui ***: " Je n'ai plus mon or. " - Tu n'as plus ton or! s'?cria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon ? dix pas de lui. - Non, je ne l'ai plus. - Tu te trompes, Eug?nie. - Non. - Par la serpette de mon p?re! Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient. - Bon saint bon Dieu! voil? madame qui p?lit, cria Nanon. - Grandet, ta col?re me fera mourir, *** la pauvre femme. - Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille! - Eug?nie, qu'avez-vous fait de vos pi?ces? cria-t-il en fondant sur elle. - Monsieur, *** la fille aux genoux de madame Grandet, ma m?re souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas. Grandet fut ?pouvant? de la p?leur r?pandue sur le teint de sa femme, nagu?re si jaune. - Nanon, venez m'aider ? me coucher, *** la m?re d'une voix faible. Je meurs. Aussitơt Nanon donna le bras ? sa maỵtresse, autant en fit Eug?nie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu'elles purent la monter chez elle, car elle tombait en d?faillance de marche en marche. Grandet resta seul. N?anmoins, quelques moments apr?s, il monta sept ou huit marches, et cria: " Eug?nie, quand votre m?re sera couch?e, vous descendrez. " - Oui, mon p?re. Elle ne tarda pas ? venir, apr?s avoir rassur? sa m?re. - Ma fille, lui *** Grandet, vous allez me dire ó est votre tr?sor. - Mon p?re, si vous me faites des pr?sents dont je ne sois pas enti?rement maỵtresse, reprenez-les, r?pon*** froidement Eug?nie en cherchant le napoleon sur la chemin?e et le lui pr?sentant. Grandet saisit vivement le napol?on et le coula dans son gousset. - Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ?a! ***-il en faisant claquer l'ongle de son pouce sous sa maỵtresse dent. Vous m?prisez donc votre p?re, vous n'avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un p?re. S'il n'est pas tout pour vous, il n'est rien. O? est votre or? - Mon p?re, je vous aime et vous respecte, malgr? votre col?re; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent *** que je suis majeure, pour que je le sache. J'ai fait de mon argent ce qu'il m'a plu d'en faire, et soyez s?r qu'il est bien plac?... - O?? - C'est un secret inviolable, ***-elle. N'avez-vous pas vos secrets? - Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires? - C'est aussi mon affaire. - Cette affaire doit ?tre mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire ? votre p?re, mademoiselle Grandet. - Elle est excellente, et je ne puis pas la dire ? mon p?re. - Au moins quand avez-vous donn? votre or? Eug?nie fit un signe de t?te n?gatif. - Vous l'aviez encore le jour de votre f?te, hein? Eug?nie, devenue aussi rus?e par amour que son p?re l'?tait par avarice, r?it?ra le m?me signe de t?te. - Mais l'on n'a jamais vu pareil ent?tement, ni vol pareil, *** Grandet d'une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu'un aura pris ton or! le seul or qu'il y avait! et je ne saurai pas qui? L'or est une chose ch?re. Les plus honn?tes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et m?me chez les bourgeois, mais donner de l'or, car vous l'avez donn? ? quelqu'un, hein? Eug?nie fut impassible. A-t-on vu pareille fille! Est-ce moi qui suis votre p?re? Si vous l'avez plac?, vous en avez un re?u... - Etais-je libre, oui ou non, d'en faire ce que bon me semblait? Etait-ce ? moi? - Mais tu es un enfant. - Majeure. Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet p?lit, tr?pigna, jura; puis trouvant enfin des paroles, il cria: " Mau*** serpent de fille! ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle ?gorge son p?re! Pardieu, tu auras jet? notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon p?re, je ne peux pas te d?sh?riter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'?tait ? Charles, que... Mais, non, ce n'est pas possible. Quoi! ce m?chant mirliflor m'aurait d?valis?... " Il regarda sa fille qui restait muette et froide. - Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n'as pas donn? ton or pour rien, au moins. Voyons, dis? Eug?nie regarda son p?re, en lui jetant un regard ironique qui l'offensa. Eug?nie, vous ?tes chez moi, chez votre p?re. Vous devez, pour y rester, vous soumettre ? ses ordres. Les pr?tres vous ordonnent de m'ob?ir. Eug?nie baissa la t?te. Vous m'offensez dans ce que j'ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu'? ce que je vous permette d'en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l'eau. Vous m'avez entendu, marchez! Eug?nie fon*** en larmes et se sauva pr?s de sa m?re. Apr?s avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s'apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait ?tre chez sa femme; et, charm? de la prendre en contravention ? ses ordres, il grimpa les escaliers avec l'agilit? d'un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment ó elle caressait les cheveux d'Eug?nie dont le visage ?tait plong? dans le sein maternel. - Console-toi, ma pauvre enfant, ton p?re s'apaisera. - Elle n'a plus de p?re, *** le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille d?sob?issante comme l'est celle-l?? Jolie ?ducation, et religieuse surtout. H?! bien, vous n'?tes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle. - Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur? *** madame Grandet en montrant un visage rougi par la fi?vre. - Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, ó est l'or, qu'est devenu l'or? Eug?nie se leva, lan?a un regard d'orgueil sur son p?re, et rentra dans sa chambre ? laquelle le bonhomme donna un tour de clef. - Nanon, cria-t-il, ?teins le feu de la salle. Et il vint s'asseoir sur un fauteuil au coin de la chemin?e de sa femme, en lui disant: " Elle l'a donn? sans doute ? ce mis?rable s?ducteur de Charles qui n'en voulait qu'? notre argent. " Madame Grandet trouva, dans le danger qui mena?ait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde. - Je ne savais rien de tout ceci, r?pon***-elle en se tournant du cơt? de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards ?tincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j'en crois mes pressentiments, je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. Vous auriez d? m'?pargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais caus? de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l'enfant qui naỵt; ainsi ne lui faites pas de peine, r?voquez votre arr?t. Le froid est bien vif, vous pouvez ?tre cause de quelque grave maladie. - Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et ? l'eau jusqu'? ce qu'elle ait satisfait son p?re. Que diable, un chef de famille doit savoir ó va l'or de sa maison. Elle poss?dait les seules roupies qui fussent en France peut-?tre, puis des g?novines, des ducats de Hollande. - Monsieur, Eug?nie est notre unique enfant et quand m?me elle les aurait jet?s ? l'eau... - A l'eau? cria le bonhomme, ? l'eau! Vous ?tes folle, madame Grandet. Ce que j'ai *** est ***, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez? les femmes s'entendent mieux entre elles ? ?a que nous autres. Quoi qu'elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi? Quand elle aurait dor? son cousin de la t?te aux pieds, il est en pleine mer, hein! nous ne pouvons pas courir apr?s... - Eh! bien, monsieur? Excit?e par la crise nerveuse ó elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui d?veloppait sa tendresse et son intelligence, la perspicacit? de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment ó elle r?pondait; elle changea d'id?e sans changer de ton. - Eh! bien, monsieur, ai-je plus d'empire sur elle que vous n'en avez? Elle ne m'a rien ***, elle tient de vous. - Tudieu! comme vous avez la langue pendue ce matin! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-?tre avec elle. Il regarda sa femme fixement. - En v?rit?, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n'avez qu'? continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, d?t-il m'en cỏter la vie, je vous le r?p?terais encore: vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l'?tes. Cet argent lui appartenait, elle n'a pu qu'en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaỵtre nos bonnes oeuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes gr?ces ? Eug?nie! ... Vous amoindrirez ainsi l'effet du coup que m'a port? votre col?re, et vous me sauverez peut-?tre la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille. - Je d?campe, ***-il. Ma maison n'est pas tenable, la m?re et la fille raisonnent et parlent comme si... Brooouh! Pouah! Vous m'avez donn? de cruelles ?trennes, Eug?nie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. A quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l'or de votre p?re en cachette ? un fain?ant qui vous d?vorera votre coeur quand vous n'aurez plus que ?a ? lui pr?ter? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n'y pas toucher. Il n'a ni coeur ni ?me, puisqu'il ose emporter le tr?sor d'une pauvre fille sans l'agr?ment des parents. Quand la porte de la rue fut ferm?e, Eug?nie sortit de sa chambre et vint pr?s de sa m?re. - Vous avez bien du courage pour votre fille, lui ***-elle. - Vois-tu, mon enfant, ó nous m?nent les choses illicites?... tu m'as fait faire un mensonge. - Oh! je demanderai ? Dieu de m'en punir seule. - C'est-y vrai, *** Nanon effar?e en arrivant, que voil? mademoiselle au pain et ? l'eau pour le reste des jours? - Qu'est-ce que cela fait, Nanon? *** tranquillement Eug?nie. - Ah! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non. - Pas un mot de tout ?a, Nanon, *** Eug?nie. - J'aurai la goule morte, mais vous verrez. Grandet dỵna seul pour la premi?re fois depuis vingt-quatre ans. - Vous voil? donc veuf, monsieur, lui *** Nanon. C'est bien d?sagr?able d'?tre veuf avec deux femmes dans sa maison. - Je ne te parle pas ? toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu'est-ce que tu as dans ta casserole que j'entends bouillotter sur le fourneau? - C'est des graisses que je fonds... - Il viendra du monde ce soir, allume le feu. Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arriv?rent ? huit heures, et s'?tonn?rent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille. - Ma femme est un peu indispos?e Eug?nie est aupr?s d'elle, r?pon*** le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune ?motion. Au bout d'une heure employ?e en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui ?tait mont?e faire sa visite ? madame Grandet, descen***, et chacun lui demanda: " Comment va madame Grandet? " - Mais, pas bien du tout, du tout, ***-elle. L'?tat de sa sant? me paraỵt vraiment inqui?tant. A son ?ge, il faut prendre les plus grandes pr?cautions, papa Grandet. - Nous verrons cela, r?pon*** le vigneron d'un air distrait. Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans la rue, madame des Grassins leur ***: " Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La m?re est tr?s mal sans seulement qu'elle s'en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu'un qui a pleur? longtemps. Voudraient-ils la marier contre son gr?? " Lorsque le vigneron fut couch?, Nanon vint en chaussons ? pas muets chez Eug?nie, et lui d?couvrit un p?t? fait ? la casserole. - Tenez, mademoiselle, *** la bonne fille, Cornoiller m'a donn? un li?vre. Vous mangez si peu, que ce p?t? vous durera bien huit jours; et, par la gel?e, il ne risquera point de se g?ter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C'est que ?a n'est point sain du tout. - Pauvre Nanon, *** Eug?nie en lui serrant la main. - Je l'ai fait ben bon, ben d?licat, et il ne s'en est point aper?u. J'ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs; j'en suis ben la maỵtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet. Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme ? des heures diff?rentes dans la journ?e, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir ni faire ? elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son ?tat empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait in?branlable, ?pre et froid comme une pile de granit. Il continua d'aller et venir selon ses habitudes; mais il ne b?gaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu'il ne l'avait jamais ?t?. Souvent il lui ?chappait quelque erreur dans ses chiffres. - Il s'est pass? quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. - Qu'est-il donc arriv? dans la maison Grandet? fut une question convenue que l'on s'adressait g?n?ralement dans toutes les soir?es ? Saumur. Eug?nie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l'?glise, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle y r?pondait d'une mani?re ?vasive et sans satisfaire sa curiosit?. N?anmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit ? madame des Grassins, le secret de la r?clusion d'Eug?nie. Il y eut un moment ó les pr?textes manqu?rent pour justifier sa perp?tuelle absence. Puis, sans qu'il f?t possible de savoir par qui le secret avait ?t? trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l'an mademoiselle Grandet ?tait, par l'ordre de son p?re, enferm?e dans sa chambre, au pain et ? l'eau, sans feu; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit; et l'on savait m?me que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa m?re que pendant le temps ó son p?re ?tait absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jug?e tr?s s?v?rement. La ville enti?re le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duret?s, et l'excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller ? la messe ou ? v?pres, accompagn?e de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fen?tres pour examiner avec curiosit? la contenance de la riche h?riti?re et son visage, ó se peignaient une m?lancolie et une douceur ang?liques. Sa r?clusion, la disgr?ce de son p?re, n'?taient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses l?vres le miel qu'y avaient laiss? les baisers de l'amour? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle ?tait l'objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son p?re. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l'amour l'aidaient ? patiemment supporter la col?re et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa m?re, douce et tendre cr?ature, qui s'embellissait de l'?clat que jetait son ?me en approchant de la tombe, sa m?re d?p?rissait de jour en jour. Souvent Eug?nie se reprochait d'avoir ?t? la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la d?vorait. Ces remords, quoique calm?s par sa m?re, l'attachaient encore plus ?troitement ? son amour. Tous les matins, aussitơt que son p?re ?tait sorti, elle venait au chevet du lit de sa m?re, et l?, Nanon lui apportait son d?jeuner. Mais la pauvre Eug?nie, triste et souffrante des souffrances de sa m?re, en montrait le visage ? Nanon par un geste muet, pleurait et n'osait parler de son cousin. Madame Grandet, la premi?re, ?tait forc?e de lui dire: " O? est-il? Pourquoi n'?crit-il pas? " La m?re et la fille ignoraient compl?tement les distances. - Pensons ? lui, ma m?re, r?pondait Eug?nie, et n'en parlons pas. Vous souffrez; vous avant tout. Tout c'?tait lui. - Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m'a prot?g?e en me faisant envisager avec joie le terme de mes mis?res. Les paroles de cette femme ?taient constamment saintes et chr?tiennes. Quand, au moment de d?jeuner pr?s d'elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui ***, pendant les premiers mois de l'ann?e, les m?mes discours, r?p?t?s avec une douceur ang?lique, mais avec la fermet? d'une femme ? qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqu? pendant sa vie. - Monsieur, je vous remercie de l'int?r?t que vous prenez ? ma sant?, lui r?pondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et all?ger mes douleurs, rendez vos bonnes gr?ces ? notre fille; montrez-vous chr?tien, ?poux et p?re. En entendant ces mots, Grandet s'asseyait pr?s du lit et agissait comme un homme, qui, voyant venir une averse, se met tranquillement ? l'abri sous une porte coch?re: il ?coutait silencieusement sa femme, et ne r?pondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient ?t? adress?es, il disait: " Tu es un peu p?lotte aujourd'hui, ma pauvre femme. " L'oubli le plus complet de sa fille semblait ?tre grav? sur son front de gr?s, sur ses l?vres serr?es. Il n'?tait m?me pas ?mu par les larmes que ses vagues r?ponses, dont les termes ?taient ? peine vari?s, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme. - Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-m?me. Vous aurez un jour besoin d'indulgence. Depuis la maladie de sa femme, il n'avait plus os? se servir de son terrible: ta, ta, ta, ta, ta! Mais aussi son despotisme n'?tait-il pas d?sarm? par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chass?e par l'expression des qualit?s morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle ?tait tout ?me. Le g?nie de la pri?re semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n'a pas observ? le ph?nom?ne de cette transfiguration sur de saints visages ó les habitudes de l'?me finissent par triompher des traits les plus rudement contourn?s, en leur imprimant l'animation particuli?re due ? la noblesse et ? la puret? des pens?es ?lev?es! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l'?tre humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caract?re resta de bronze. Si sa parole ne fut plus d?daigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa sup?riorit? de p?re de famille, domina sa conduite. Sa fid?le Nanon paraissait-elle au march?, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maỵtre lui sifflaient aux oreilles; mais, quoique l'opinion publique condamn?t hautement le p?re Grandet, la servante le d?fendait par orgueil pour la maison. - Eh! bien, disait-elle aux d?tracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il se racornisse un peu, cet homme? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh! bien, c'est son gỏt. D'ailleurs mes maỵtres ont des raisons majeures. Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, d?vor?e par le chagrin, encore plus que par la maladie, n'ayant pas r?ussi, malgr? ses pri?res, ? r?concilier Eug?nie et son p?re, confia ses peines secr?tes aux Cruchot. - Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et ? l'eau?... s'?cria le pr?sident de Bonfons, et sans motif; mais cela constitue des s?vices tortionnaires; elle peut protester contre, et tant dans que sur... - Allons, mon neveu, *** le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette r?clusion d?s demain. En entendant parler d'elle, Eug?nie sortit de sa chambre. - Messieurs, ***-elle en s'avan?ant par un mouvement plein de fiert?, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon p?re est maỵtre chez lui. Tant que j'habiterai sa maison, je dois lui ob?ir. Sa conduite ne saurait ?tre soumise ? l'approbation ni ? la d?sapprobation du monde, il n'en est comptable qu'? Dieu. Je r?clame de votre amiti? le plus profond silence ? cet ?gard. Bl?mer mon p?re serait attaquer notre propre consid?ration. Je vous sais gr?, messieurs, de l'int?r?t que vous me t?moignez; mais vous m'obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j'ai ?t? instruite par hasard. - Elle a raison, *** madame Grandet. - Mademoiselle, la meilleure mani?re d'emp?cher le monde de jaser est de vous faire rendre la libert?, lui r?pon*** respectueusement le vieux notaire frapp? de la beaut? que la retraite, la m?lancolie et l'amour avaient imprim?e ? Eug?nie. - Eh! bien, ma fille, laisse ? monsieur Cruchot le soin d'arranger cette affaire, puisqu'il r?pond du succ?s. Il connaỵt ton p?re et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pendant le peu de temps qui me reste ? vivre, il faut, ? tout prix, que ton p?re et toi vous soyez r?concili?s. Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la r?clusion d'Eug?nie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment ó Eug?nie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derri?re le tronc de l'arbre, restait pendant quelques instants ? contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pens?es que lui sugg?rait la t?nacit? de son caract?re et le d?sir d'embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri ó Charles et Eug?nie s'?taient jur? un ?ternel amour, pendant qu'elle regardait aussi son p?re ? la d?rob?e ou dans son miroir. S'il se levait et recommen?ait sa promenade, elle s'asseyait complaisamment ? la fen?tre et se mettait ? examiner le pan de mur ó pendaient les plus jolies fleurs, d'ó sortaient, d'entre les crevasses, des Cheveux de V?nus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un sedum tr?s abondant dans les vignes ? Saumur et ? Tours. Maỵtre Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuy? au mur mitoyen, occup? ? voir sa fille. - Qu'y a-t-il pour votre service, maỵtre Cruchot? ***-il en apercevant le notaire. - Je viens vous parler d'affaires. - Ah! ah! avez-vous un peu d'or ? me donner contre des ?cus? - Non, non, il ne s'agit pas d'argent, mais de votre fille Eug?nie. Tout le monde parle d'elle et de vous. - De quoi se m?le-t-on? Charbonnier est maỵtre chez lui. - D'accord, le charbonnier est maỵtre de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fen?tres. - Comment cela? - Eh! mais votre femme est tr?s malade, mon ami. Vous devriez m?me consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait ? mourir sans avoir ?t? soign?e comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois. - Ta! ta! ta! ta! vous savez ce qu'a ma femme! Ces m?decins, une fois qu'ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq ? six fois par jour. - Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l'entendrez. Nous sommes de vieux amis; il n'y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d'int?r?t ? ce qui vous concerne; j'ai donc d? vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous ?tes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n'est d'ailleurs pas l'affaire qui m'am?ne. Il s'agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-?tre. Apr?s tout, vous n'avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc ? la situation ó vous seriez, vis-?-vis de votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes ? Eug?nie, puisque vous ?tes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de r?clamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succ?de ? sa m?re, de qui vous ne pouvez pas h?riter. Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n'?tait pas aussi fort en l?gislation qu'il pouvait l'?tre en commerce. Il n'avait jamais pens? ? une licitation. - Ainsi je vous engage ? la traiter avec douceur, *** Cruchot en terminant. - Mais savez-vous ce qu'elle a fait, Cruchot! - Quoi? *** le notaire curieux de recevoir une confidence du p?re Grandet et de connaỵtre la cause de la querelle. - Elle a donn? son or. - Eh! bien, ?tait-il ? elle? demanda le notaire. - Ils me disent tous cela! *** le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique. - Allez-vous, pour une mis?re, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire ? la mort de sa m?re? - Ah! vous appelez six mille francs d'or une mis?re? - Eh! mon vieil ami, savez-vous ce que cỏteront l'inventaire et le partage de la succession de votre femme si Eug?nie l'exige? - Quoi? - Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-?tre! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaỵtre la v?ritable valeur? au lieu qu'en vous entendant... - Par la serpette de mon p?re! s'?cria le vigneron qui s'assit en p?lissant, nous verrons ?a, Cruchot. Apr?s un moment de silence ou d'agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant: " La vie est bien dure! Il s'y trouve bien des douleurs ". - Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l'honneur que ce que vous me chantez l? est fond? en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code! - Mon pauvre ami, r?pon*** le notaire, ne sais-je pas mon m?tier? - Cela est donc bien vrai. Je serai d?pouill?, trahi, tu?, d?vor? par ma fille. - Elle h?rite de sa m?re. - A quoi servent donc les enfants! Ah! ma femme, je l'aime. Elle est solide heureusement. C'est une La Bertelli?re. - Elle n'a pas un mois ? vivre. Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant ? Cruchot: " Comment faire? " lui ***-il. - Eug?nie pourra renoncer purement et simplement ? la succession de sa m?re. Vous ne voulez pas la d?sh?riter, n'est-ce pas? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis l?, mon vieux, est contre mon int?r?t. Qu'ai-je ? faire, moi? ... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages... - Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous re?u de l'or? - Non; mais j'ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eug?nie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre. - Les drơles! - Allons, les rentes sont ? 99. Soyez donc content une fois dans la vie. - A 99, Cruchot? - Oui. - Eh! eh! 99! *** le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu'? la porte de la rue. Puis, trop agit? par ce qu'il venait d'entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui ***: " Allons, la m?re, tu peux passer la journ?e avec ta fille, je vas ? Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C'est le jour de notre mariage, ma bonne femme: tiens, voil? dix ?cus pour ton reposoir de la F?te-Dieu. Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, r?gale-toi! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie! " Il jeta dix ?cus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la t?te pour la baiser au front. - Bonne femme, tu vas mieux, n'est-ce pas? - Comment pouvez-vous penser ? recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exil?e de votre coeur? ***-elle avec ?motion. - Ta, ta, ta, ta, ta, *** le p?re d'une voix caressante, nous verrons cela. - Bont? du ciel! Eug?nie, cria la m?re en rougissant de joie, viens embrasser ton p?re! il te pardonne! Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait ? toutes jambes vers ses closeries en t?chant de mettre en ordre ses id?es renvers?es. Grandet commen?ait alors sa soixante-seizi?me ann?e. Depuis deux ans principalement, son avarice s'?tait accrue comme s'accroissent toutes les passions persistantes de l'homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a ?t? consacr?e ? une id?e dominante, son sentiment avait affectionn? plus particuli?rement un symbole de sa passion. La vue de l'or, la possession de l'or ?tait devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens ? la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. D?clarer sa fortune ? sa fille, inventorier l'universalit? de ses biens meubles et immeubles pour les liciter?... - Ce serait ? se couper la gorge, ***-il tout haut au milieu d'un clos en en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint ? Saumur ? l'heure du dỵner, r?solu de plier devant Eug?nie, de la cajoler, de l'amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu'au dernier soupir les r?nes de ses millions. Au moment ó le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l'escalier ? pas de loup pour venir chez sa femme, Eug?nie avait apport? sur le lit de sa m?re le beau n?cessaire. Toutes deux, en l'absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa m?re. - C'est tout ? fait son front et sa bouche! disait Eug?nie au moment ó le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l'or, madame Grandet cria: " Mon Dieu, ayez piti? de nous! " Le bonhomme sauta sur le n?cessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. - Qu'est-ce que c'est que cela? ***-il en emportant le tr?sor et allant se placer ? la fen?tre. - Du bon or! de l'or! s'?cria-t-il. Beaucoup d'or! ?a p?se deux livres. Ah! ah! Charles t'a donn? cela contre tes belles pi?ces. Hein! pourquoi ne me l'avoir pas ***? C'est une bonne affaire, fifille! Tu es ma fille, je te reconnais. Eug?nie tremblait de tous ses membres. - N'est-ce pas, ceci est ? Charles? reprit le bonhomme. - Oui, mon p?re, ce n'est pas ? moi. Ce meuble est un d?pơt sacr?. - Ta! ta! ta! il a pris ta fortune, faut te r?tablir ton petit tr?sor. - Mon p?re?... Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d'or, et fut oblig? de poser le n?cessaire sur une chaise. Eug?nie s'?lan?a pour le ressaisir; mais le tonnelier, qui avait tout ? la fois l'oeil ? sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en ?tendant le bras qu'elle alla tomber sur le lit de sa m?re. - Monsieur, monsieur, cria la m?re en se dressant sur son lit. Grandet avait tir? son couteau et s'appr?tait ? soulever l'or. - Mon p?re, cria Eug?nie en se jetant ? genoux et marchant ainsi pour arriver plus pr?s du bonhomme et lever les mains vers lui, mon p?re, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix; au nom de votre salut ?ternel, mon p?re, au nom de ma vie, ne touchez pas ? ceci! Cette toilette n'est ni ? vous ni ? moi; elle est ? un malheureux parent qui me l'a confi?e, et je dois la lui rendre intacte. - Pourquoi la regardais-tu, si c'est un d?pơt? Voir, c'est pis que toucher. - Mon p?re, ne la d?truisez pas, ou vous me d?shonorez. Mon p?re, entendez-vous? - Monsieur, gr?ce! *** la m?re. - Mon p?re, cria Eug?nie d'une voix si ?clatante que Nanon effray?e monta. Eug?nie sauta sur un couteau qui ?tait ? sa port?e et s'en arma. - Eh bien? lui *** froidement Grandet en souriant ? froid. - Monsieur, monsieur, vous m'assassinez! *** la m?re. - Mon p?re, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez d?j? rendu ma m?re mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure. Grandet tint son couteau sur le n?cessaire, et regarda sa fille en h?sitant. - En serais-tu donc capable, Eug?nie? ***-il. - Oui, monsieur, *** la m?re. - Elle le ferait comme elle le ***, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l'or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s'?vanouit. - L?, voyez-vous, mon cher monsieur? madame se meurt, cria Nanon. - Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc! s'?cria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. - Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. - Allons, la m?re, ***-il en baisant la main de sa femme, ce n'est rien, va: nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah! elle ouvre les yeux. Eh! bien, la m?re, m?m?re, tim?re, allons donc! Tiens, vois, j'embrasse Eug?nie. Elle aime son cousin, elle l'?pousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc! Ecoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait ? Saumur. - Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant! *** d'une voix faible madame Grandet. - Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla ? son cabinet, et revint avec une poign?e de louis qu'il ?parpilla sur le lit. - Tiens, Eug?nie, tiens, ma femme, voil? pour vous, ***-il en maniant les louis. Allons, ?gaie-toi, ma femme; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien, ni Eug?nie non plus. Voil? cent louis d'or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eug?nie, ceux-l?, hein? Madame Grandet et sa fille se regard?rent ?tonn?es. - Reprenez-les, mon p?re; nous n'avons besoin que de votre tendresse. - Eh! bien, c'est ca, ***-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dỵner, pour jouer au loto tous les soirs ? deux sous. Faites vos farces! Hein, ma femme? - H?las! je le voudrais bien, puisque cela peut vous ?tre agr?able, *** la mourante; mais je ne saurais me lever. - Pauvre m?re, *** le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille! Il la serra, l'embrassa. Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille apr?s une brouille! ma fifille! Tiens, vois-tu, m?m?re, nous ne faisons qu'un maintenant. Va donc serrer cela, ***-il ? Eug?nie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t'en parlerai plus, jamais. Monsieur Bergerin, le plus c?l?bre m?decin de Saumur, arriva bientơt. La consultation finie, il d?clara positivement ? Grandet que sa femme ?tait bien mal, mais qu'un grand calme d'esprit, un r?gime doux et des soins minutieux pourraient reculer l'?poque de sa mort vers la fin de l'automne. - Ca cỏtera-t-il cher? *** le bonhomme, faut-il des drogues? - Peu de drogues, mais beaucoup de soins, r?pon*** le m?decin qui ne put retenir un sourire. - Enfin, monsieur Bergerin, r?pon*** Grandet, vous ?tes un homme d'honneur, pas vrai? Je me fie ? vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme; je l'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ?a paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l'?me. J'ai du chagrin. Le chagrin est entr? chez moi avec la mort de mon fr?re, pour lequel je d?pense, ? Paris, des sommes... les yeux de la t?te, enfin! et ?a ne finit point. Adieu, monsieur, si l'on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand m?me il faudrait d?penser pour ?a cent ou deux cents francs. Malgr? les souhaits fervents que Grandet faisait pour la sant? de sa femme, dont la succession ouverte ?tait une premi?re mort pour lui; malgr? la complaisance qu'il manifestait en toute occasion pour les moindres volont?s de la m?re et de la fille ?tonn?es; malgr? les soins les plus tendres prodigu?s par Eug?nie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s'affaiblissait et d?p?rissait comme d?p?rissent la plupart des femmes atteintes, ? cet ?ge, par la maladie. Elle ?tait fr?le autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chr?tienne; n'est-ce pas dire sublime? Au mois d'octobre 1822 ?clat?rent particuli?rement ses vertus, sa patience d'ange et son amour pour sa fille; elle s'?teignit sans avoir laiss? ?chapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, ? laquelle ses derniers regards semblaient pr?dire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde ?gọste qui voulait lui arracher sa toison, ses tr?sors. - Mon enfant, lui ***-elle avant d'expirer, il n'y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras un jour. Le lendemain de cette mort, Eug?nie trouva de nouveaux motifs de s'attacher ? cette maison ó elle ?tait n?e, ó elle avait tant souffert, ó sa m?re venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la crois?e et la chaise ? patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir m?connu l'?me de son vieux p?re en se voyant l'objet de ses soins les plus tendres: il venait lui donner le bras pour descendre au d?jeuner; il la regardait d'un oeil presque bon pendant des heures enti?res; enfin il la couvait comme si elle ẻt ?t? d'or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu ? lui-m?me, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, t?moins de sa faiblesse, l'attribu?rent ? son grand ?ge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facult?s; mais le jour ó la famille prit le deuil, apr?s le dỵner auquel fut convi? maỵtre Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s'expliqua: - Ma ch?re enfant, ***-il ? Eug?nie lorsque la table fut ơt?e et les portes soigneusement closes, te voil? h?riti?re de ta m?re, et nous avons de petites affaires ? r?gler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot? - Oui. - Est-il donc si n?cessaire de s'en occuper aujourd'hui, mon p?re? - Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l'incertitude ó je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine. - Oh! mon p?re. - H?! bien, il faut arranger tout cela ce soir. - Que voulez-vous donc que je fasse? - Mais, fifille, ?a ne me regarde pas. ***es-lui donc, Cruchot. - Mademoiselle, monsieur votre p?re ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits ?normes pour l'argent comptant qu'il peut poss?der. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l'inventaire de toute la fortune qui aujourd'hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre p?re... - Cruchot, ?tes-vous bien s?r de cela, pour en parler ainsi devant un enfant? - Laissez-moi dire, Grandet. - Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me d?pouiller. N'est-ce pas, fifille? - Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse? demanda Eug?nie impatient?e. - Eh! bien, *** le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez ? la succession de madame votre m?re, et laisseriez ? votre p?re l'usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propri?t?... - Je ne comprends rien ? tout ce que vous me ***es, r?pon*** Eug?nie, donnez-moi l'acte, et montrez-moi la place ó je dois signer. Le p?re Grandet regardait alternativement l'acte et sa fille, sa fille et l'acte, en ?prouvant de si violentes ?motions qu'il s'essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front. - Fifille, ***-il, au lieu de signer cet acte qui cỏtera gros ? faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement ? la succession de ta pauvre m?re d?funte, et t'en rapporter ? moi pour l'avenir, j'aimerais mieux ?a. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais ? ceux pour lesquels tu en fais dire... Hein! cent francs par mois, en livres? - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mon p?re. - Mademoiselle, *** le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous d?pouillez... - Eh! mon Dieu, ***-elle, qu'est-ce que cela me fait? - Tais-toi, Cruchot. C'est ***, c'est ***, s'?cria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eug?nie, tu ne te d?diras point, tu es une honn?te fille, hein? - Oh! mon p?re!... Il l'embrassa avec effusion, la serra dans ses bras ? l'?touffer. - Va, mon enfant, tu donnes la vie ? ton p?re; mais tu lui rends ce qu'il t'a donn?: nous sommes quittes. Voil? comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te b?nis! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, ***-il en regardant le notaire ?pouvant?. Vous verrez ? bien pr?parer l'acte de renonciation au greffe du Tribunal. Le lendemain, vers midi, fut sign?e la d?claration par laquelle Eug?nie accomplissait elle-m?me sa spoliation. Cependant, malgr? sa parole, ? la fin de la premi?re ann?e, le vieux tonnelier n'avait pas encore donn? un sou des cent francs par mois si solennellement promis ? sa fille. Aussi, quand Eug?nie lui en parla plaisamment, ne put-il s'emp?cher de rougir; il monta vivement ? son cabinet, revint, et lui pr?senta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris ? son neveu. - Tiens, petite, ***-il d'un accent plein d'ironie, veux-tu ?a pour tes douze cents francs? - O mon p?re! vrai, me les donnez-vous? - Je t'en rendrai autant l'ann?e prochaine, ***-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir sp?culer sur le sentiment de sa fille. N?anmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la n?cessit? d'initier sa fille aux secrets du m?nage. Pendant deux ann?es cons?cutives il lui fit ordonner en sa pr?sence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisi?me ann?e il l'avait si bien accoutum?e ? toutes ses fa?ons d'avarice, il les avait si visiblement tourn?es chez elle en habitudes, qu'il lui laissa sans crainte les clefs de la d?pense, et l'institua la maỵtresse au logis. Cinq ans se pass?rent sans qu'aucun ?v?nement marqu?t dans l'existence monotone d'Eug?nie et de son p?re. Ce fut les m?mes actes constamment accomplis avec la r?gularit? chronom?trique des mouvements de la vieille pendule. La profonde m?lancolie de mademoiselle Grandet n'?tait un secret pour personne; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononc? par elle ne justifia les soup?ons que toutes les soci?t?s de Saumur formaient sur l'?tat du coeur de la riche h?riti?re. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu'ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris ? jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l'ann?e 1827, son p?re, sentant le poids des infirmit?s, fut forc? de l'initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficult?s, de s'en rapporter ? Cruchot le notaire, dont la probit? lui ?tait connue. Puis, vers la fin de cette ann?e, le bonhomme fut enfin, ? l'?ge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progr?s. Grandet fut condamn? par monsieur Bergerin. En pensant qu'elle allait bientơt se trouver seule dans le monde, Eug?nie se tint, pour ainsi dire, plus pr?s de son p?re, et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. Dans sa pens?e, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l'amour ?tait le monde entier, et Charles n'?tait pas l?. Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux p?re, dont les facult?s commen?aient ? baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. D?s le matin il se faisait rouler entre la chemin?e de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or. Il restait l? sans mouvement, mais il regardait tour ? tour avec anxi?t? ceux qui venaient le voir et la porte doubl?e de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu'il entendait; et, au grand ?tonnement du notaire, il entendait le b?illement de son chien dans la cour. Il se r?veillait de sa stupeur apparente au jour et ? l'heure ó il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil ? roulettes jusqu'? ce qu'il se trouv?t en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait a ce qu'elle pla??t en secret elle-m?me les sacs d'argent les uns sur les autres, ? ce qu'elle ferm?t la porte. Puis il revenait ? sa place silencieusement aussitơt qu'elle lui avait rendu la pr?cieuse clef, toujours plac?e dans la poche de son gilet, et qu'il t?tait de temps en temps. D'ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche h?riti?re ?pouserait n?cessairement son neveu, le pr?sident, si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d'attentions: il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait ? son commandement ? Froidfond, aux terres, aux pr?s, aux vignes, vendait les r?coltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se r?unir secr?tement aux sacs empil?s dans le cabinet. Enfin arriv?rent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait ? lui et roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait ? Nanon: " Serre, serre ?a, pour qu'on ne me vole pas. " Quand il pouvait ouvrir les yeux, ó toute sa vie s'?tait r?fugi?e, il les tournait aussitơt vers la porte du cabinet ó gisaient ses tr?sors en disant ? sa fille: " Y sont-ils? y sont-ils? " d'un son de voix qui d?notait une sorte de peur panique. - Oui, mon p?re. - Veille ? l'or, mets de l'or devant moi.
Eug?nie lui ?tendait des louis sur une table, et il demeurait des heures enti?res les yeux attach?s sur les louis, comme un enfant qui, au moment ó il commence ? voir, contemple stupidement le m?me objet; et, comme ? un enfant, il lui ?chappait un sourire p?nible. - Ca me r?chauffe! disait-il quelquefois en laissant paraỵtre sur sa figure une expression de b?atitude. Lorsque le cur? de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranim?rent ? la vue de la croix, des chandeliers, du b?nitier d'argent qu'il regarda f1xement, et sa loupe remua pour la derni?re fois. Lorsque le pr?tre lui approcha des l?vres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un ?pouvantable geste pour le saisir, et ce dernier effort lui cỏta la vie, il appela Eug?nie, qu'il ne voyait pas quoiqu'elle f?t agenouill?e devant lui et qu'elle baign?t de ses larmes une main d?j? froide. - Mon p?re, b?nissez-moi!... demanda-t-elle. - Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ?a l?-bas, ***-il en prouvant par cette derni?re parole que le christianisme doit ?tre la religion des avares. Eug?nie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n'ayant que Nanon ? qui elle p?t jeter un regard avec la certitude d'?tre entendue et comprise, Nanon, le seul ?tre qui l'aim?t pour elle et avec qui elle p?t causer de ses chagrins. La Grande Nanon ?tait une providence pour Eug?nie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Apr?s la mort de son p?re, Eug?nie apprit par maỵtre Cruchot qu'elle poss?dait trois cent mille livres de rentes en biens-fonds dans l'arrondissement de Saumur, six millions plac?s en trois pour cent ? soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en ?cus, sans compter les arr?rages ? recevoir. L'estimation totale de ses biens allait ? dix-sept millions. - O? donc est mon cousin? se ***-elle. Le jour ó maỵtre Cruchot remit ? sa cliente l'?tat de la succession, devenue claire et liquide, Eug?nie resta seule avec Nanon, assises l'une et l'autre de chaque cơt? de la chemin?e de cette salle si vide, ó tout ?tait souvenir, depuis la chaise ? patins sur laquelle s'asseyait sa m?re jusqu'au verre dans lequel avait bu son cousin. - Nanon, nous sommes seules... - Oui, mademoiselle; et, si je savais ó il est, ce mignon, j'irais de mon pied, le chercher. - Il y a la mer entre nous, ***-elle. Pendant que la pauvre h?riti?re pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l'univers, il n'?tait question de Nantes ? Orl?ans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viag?re ? Nanon, qui poss?dant d?j? six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d'un mois, elle passa de l'?tat de fille ? celui de femme, sous la protection d'Antoine Cornoiller, qui fut nomm? garde-g?n?ral des terres et propri?t?s de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu'elle ẻt cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient r?sist? aux attaques du temps. Gr?ce au r?gime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint color?, par une sant? de fer. Peut-?tre n'avait-elle jamais ?t? aussi bien qu'elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les b?n?fices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. "- Elle est bon teint, disait le drapier. - Elle est capable de faire des enfants, *** le marchand de sel; elle s'est conserv?e comme dans de la saumure, sous votre respect. - Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup ", disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui ?tait aim?e de tout le voisinage, ne re?ut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre ? la paroisse. Pour pr?sent de noce, Eug?nie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d'une telle magnificence, parlait de sa maỵtresse les larmes aux yeux: il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d'Eug?nie, madame Cornoiller eut d?sormais un bonheur ?gal pour elle ? celui de poss?der un mari. Elle avait enfin une d?pense ? ouvrir, ? fermer, des provisions ? donner le matin, comme faisait son d?funt maỵtre. Puis elle eut ? r?gir deux domestiques, une cuisini?re et une femme de chambre charg?e de raccommoder le linge de la maison,de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de r?gisseur. Il est inutile de dire que la cuisini?re et la femme de chambre choisies par Nanon ?taient de v?ritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le d?vouement ?tait sans bornes. Les fermiers ne s'aper?urent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait s?v?rement ?tabli les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continu?e par monsieur et madame Cornoiller. A trente ans, Eug?nie ne connaissait encore aucune des f?licit?s de la vie. Sa p?le et triste enfance s'?tait ?coul?e aupr?s d'une m?re dont le coeur m?connu, froiss?, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette m?re plaignit sa fille d'avoir ? vivre, et lui laissa dans l'?me de l?gers remords et d'?ternels regrets. Le premier, le seul amour d'Eug?nie ?tait, pour elle, un principe de m?lancolie. Apr?s avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donn? son coeur entre deux baisers furtivement accept?s et re?us; puis il ?tait parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, mau*** par son p?re, lui avait presque cỏt? sa m?re, et ne lui causait que des douleurs m?l?es de fr?les esp?rances. Ainsi jusqu'alors elle s'?tait ?lanc?e vers le bonheur en perdant ses forces, sans les ?changer. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration: l'?me a besoin d'absorber les sentiments d'une autre ?me, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau ph?nom?ne humain, point de vie au coeur; l'air lui manque alors, il souffre, et d?p?rit. Eug?nie commen?ait ? souffrir. Pour elle, la fortune n'?tait ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par l'amour, par la religion, par sa foi dans l'avenir. L'amour lui expliquait l'?ternit?. Son coeur et l'Evangile lui signalaient deux mondes ? attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pens?es infinies, qui pour elle peut-?tre n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-m?me, aimant et se croyant aim?e. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses tr?sors n'?taient pas les millions dont les revenus s'entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus ? son lit, mais les bijoux rachet?s ? son p?re, ?tal?s orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut; mais le d? de sa tante, duquel s'?tait servie sa m?re, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler ? une broderie, ouvrage de P?n?lope, entrepris seulement pour mettre ? son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voul?t se marier durant son deuil. Sa pi?t? vraie ?tait connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique ?tait sagement dirig?e par le vieil abb?, se contenta-t-elle de cerner l'h?riti?re en l'entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d'une soci?t? compos?e des plus chauds et des plus d?vou?s Cruchotins du pays qui s'effor?aient de chanter les louanges de la maỵtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le m?decin ordinaire de sa chambre, son grand aumơnier, son chambellan, sa premi?re dame d'atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L'h?riti?re ẻt-elle d?sir? un porte-queue, on lui en aurait trouv? un. C'?tait une reine, et la plus habilement adul?e de toutes les reines. La flatterie n'?mane jamais des grandes ?mes, elle est l'apanage des petits esprits, qui r?ussissent ? se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sph?re vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent La flatterie sous-entend un int?r?t. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nomm?e par elles mademoiselle de Froidfond, r?ussissaient-elles merveilleusement ? l'accabler de louanges. Ce concert d'?loges, nouveaux pour Eug?nie, la fit d'abord rougir; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s'accoutuma si bien ? entendre vanter sa beaut?, que si quelque nouveau venu l'ẻt trouv?e laide, ce reproche lui aurait ?t? beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu'elle mettait secr?tement aux pieds de son idole. Elle s'habitua donc par degr?s ? se laisser traiter en souveraine et ? voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le pr?sident de Bonfons ?tait le h?ros de ce petit cercle, ó son esprit, sa personne, son instruction, son amabilit? sans cesse ?taient vant?s. L'un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augment? sa fortune; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclav?, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l'h?riti?re. - Savez-vous, mademoiselle, disait un habitu?, que les Cruchot ont ? eux quarante mille livres de rente. - Et leurs ?conomies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu derni?rement offrir ? monsieur Cruchot deux cent mille francs de son ?tude. Il doit la vendre, s'il peut ?tre nomm? juge de paix. - Il veut succ?der ? monsieur de Bonfons dans la pr?sidence du tribunal, et prend ses pr?cautions, r?pon*** madame d'Orsonval; car monsieur le pr?sident deviendra conseiller, puis pr?sident ? la Cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. - Oui, c'est un homme bien distingu?, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle? Monsieur le pr?sident avait t?ch? de se mettre en harmonie avec le rơle qu'il voulait jouer. Malgr? ses quarante ans, malgr? sa figure brune et r?barbative, fl?trie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot ? gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait famili?rement ? la belle h?riti?re, et lui disait: Notre ch?re Eug?nie! Enfin, hormis le nombre des personnages, en rempla?ant le loto par le whist, et en supprimant les figures de monsieur et de madame Grandet, la sc?ne par laquelle commence cette histoire ?tait ? peu pr?s la m?me que par le pass?. La meute poursuivait toujours Eug?nie et ses millions; mais la meute plus nombreuse aboyait rnieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles f?t arriv? du fond des Indes, il ẻt donc retrouv? les m?mes personnages et les m?mes int?r?ts. Madame des Grassins, pour laquelle Eug?nie ?tait parfaite de gr?ce et de bont?, persistait ? tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d'Eug?nie ẻt domin? le tableau; comme autrefois, Charles ẻt encore ?t? l? le souverain. N?anmoins il y avait un progr?s. Le bouquet pr?sent? jadis ? Eug?nie aux jours de sa f?te par le pr?sident ?tait devenu p?riodique. Tous les soirs il apportait ? la riche h?riti?re un gros et magnifique bouquet que madame Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secr?tement dans un coin de la cour, aussitơt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant ? Eug?nie du marquis de Froidfond, dont la maison ruin?e pouvait se relever si l'h?riti?re voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de d?dain d'Eug?nie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le pr?sident Cruchot n'?tait pas aussi avanc? qu'on le croyait. - Quoique monsieur de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraỵt pas plus ?g? que ne l'est monsieur Cruchot; il est veuf, il a des enfants, c'est vrai; mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps qui court trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le p?re Grandet, en r?unissant tous ses biens ? la terre de Froidfond, avait l'intention de s'enter sur les Froidfond. Il me l'a souvent ***. Il ?tait malin, le bonhomme. - Comment, Nanon, *** un soir Eug?nie en se couchant, il ne m'?crira pas une fois en sept ans?... Pendant que ces choses se passaient ? Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s'?tait d'abord tr?s bien vendue. Il avait r?alis? promptement une somme de six mille dollars. Le bapt?me de la Ligne lui fit perdre beaucoup de pr?jug?s; il s'aper?ut que le meilleur moyen d'arriver ? la fortune ?tait, dans les r?gions intertropicales, aussi bien qu'en Europe, d'acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les cơtes d'Afrique et fit la traite des n?gres, en joignant ? son commerce d'hommes celui des marchandises les plus avantageuses ? ?changer sur les divers march?s ó l'amenaient ses int?r?ts. Il porta dans les affaires une activit? qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il ?tait domin? par l'id?e de reparaỵtre ? Paris dans tout l'?clat d'une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d'ó il ?tait tomb?. A force de rouler ? travers les hommes et les pays, d'en observer les coutumes contraires, ses id?es se modifi?rent et il devint sceptique. Il n'eut plus de notions fixes sur le juste et l'injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui ?tait vertu dans un autre. Au contact perp?tuel des int?r?ts, son coeur se refroi***, se contracta, se dess?cha. Le sang des Grandet ne faillit point ? sa destin?e. Charles devint dur, ?pre ? la cur?e. Il ven*** des Chinois, des N?gres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes; il fit l'usure en grand. L'habitude de frauder les droits de douane le ren*** moins scrupuleux sur les droits de l'homme. Il allait ? Saint-Thomas acheter ? vil prix les marchandises vol?es par les pirates, et les portait sur les places ó elles manquaient. Si la noble et pure figure d'Eug?nie l'accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s'il attribua ses premiers succ?s ? la magique influence des voeux et des pri?res de cette douce fille; plus tard, les N?gresses, les Mul?tresses, les Blanches, les Javanaises, les Alm?es, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu'il eut en divers pays effac?rent compl?tement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadr? de vieux murs, parce que l? sa destin?e hasardeuse avait commenc?; mais il reniait sa famille: son oncle ?tait un vieux chien qui lui avait filout? ses bijoux; Eug?nie n'occupait ni son coeur ni ses pens?es, elle occupait une place dans ses affaires comme cr?anci?re d'une somme de six mille francs. Cette conduite et ces id?es expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, ? Saint-Thomas, ? la cơte d'Afrique, ? Lisbonne et aux Etats-Unis, le sp?culateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, r?solu de faire fortune quibuscumque viis, se d?p?che d'en finir avec l'infamie pour rester honn?te homme pendant le restant de ses jours. Avec ce syst?me, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait ? Bordeaux, sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant ? une maison de commerce royaliste. Il poss?dait dix-neuf cent mille francs en trois tonneaux de poudre d'or bien cercl?s, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant ? Paris. Sur ce brick, se trouvait ?galement un gentilhomme ordinaire de la chambre de S.M. le roi Charles X, monsieur d'Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d'?pouser une femme ? la mode, et dont la fortune ?tait aux ỵles. Pour r?parer les prodigalit?s de madame d'Aubrion, il ?tait all? r?aliser ses propri?t?s. Monsieur et madame d'Aubrion, de la maison d'Aubrion de Buch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, r?duits ? une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la m?re voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant ? peine pour vivre ? Paris. C'?tait une entreprise dont le succ?s ẻt sembl? probl?matique ? tous les gens du monde malgr? l'habilet? qu'ils pr?tent aux femmes ? la mode. Aussi madame d'Aubrion elle-m?me d?sesp?rait-elle presque, en voyant sa fille, d'en embarrasser qui que ce f?t, f?t-ce m?me un homme ivre de noblesse Mademoiselle d'Aubrion ?tait une demoiselle longue comme l'insecte, son homonyme; maigre, fluette, ? bouche d?daigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent ? l'?tat normal, mais compl?tement rouge apr?s les repas, esp?ce de ph?nom?ne v?g?tal plus d?sagr?able au milieu d'un visage p?le et ennuy? que dans tout autre. Enfin, elle ?tait telle que pouvait la d?sirer une m?re de trente-huit ans qui, belle encore, avait encore des pr?tentions. Mais, pour contre-balancer de tels d?savantages, la marquise d'Aubrion avait donn? ? sa fille un air tr?s distingu?, l?avait soumise ? une hygi?ne qui maintenait provisoirement le nez ? un ton de chair raisonnable, lui avait appris l'art de se mettre avec gỏt, l'avait dot?e de jolies mani?res, lui avait enseign? ces regards m?lancoliques qui int?ressent un homme et lui font croire qu'il va rencontrer l'ange si vainement cherch?; elle lui avait montr? la manoeuvre du pied, pour l'avancer ? propos et en faire admirer la petitesse, au moment ó le nez avait l'impertinence de rougir; enfin, elle avait tir? de sa fille un parti tr?s satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsages menteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d'un corset ? haute pression, elle avait obtenu des produits f?minins si curieux que, pour l'instruction des m?res, elle aurait d? les d?poser dans un mus?e. Charles se lia beaucoup avec madame d'Aubrion, qui voulait pr?cis?ment se lier avec lui. Plusieurs personnes pr?tendent m?me que, pendant la travers?e, la belle madame d'Aubrion ne n?gligea aucun moyen de capturer un gendre si riche. En d?barquant ? Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur, madame, mademoiselle d'Aubrion et Charles log?rent ensemble dans le m?me hơtel et partirent ensemble pour Paris. L'hơtel d'Aubrion ?tait cribl? d'hypoth?ques, Charles devait le lib?rer. La m?re avait d?j? parl? du bonheur qu'elle aurait de c?der son rez-de-chauss?e ? son gendre et ? sa fille. Ne partageant pas les pr?jug?s de monsieur d'Aubrion sur la noblesse, elle avait promis ? Charles Grandet d'obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l'autoriserait, lui Grandet, ? porter le nom d'Aubrion, ? en prendre les armes, et ? succ?der, moyennant la constitution d'un majorat de trente-six mille livres de rente, ? Aubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d'Aubrion. En r?unissant leurs fortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sin?cures, on pourrait r?unir cent et quelques mille livres de rente ? l'hơtel d'Aubrion. - Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, une famille, que l'on va ? la cour, car je vous ferai nommer gentilhomme de la chambre, on devient tout ce qu'on veut ?tre, disait-elle ? Charles. Ainsi vous serez, ? votre choix, maỵtre des requ?tes au Conseil d'Etat, pr?fet, secr?taire d'ambassade, ambassadeur. Charles X aime beaucoup d'Aubrion, ils se connaissent depuis l'enfance. Enivr? d'ambition par cette femme, Charles avait caress?, pendant la travers?e, toutes ces esp?rances qui lui furent pr?sent?es par une main habile, et sous forme de confidences vers?es de coeur ? coeur. Croyant les affaires de son p?re arrang?es par son oncle, il se voyait ancr? tout ? coup dans le faubourg Saint-Germain, ó tout le monde voulait alors entrer, et ó, ? l'ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait en comte d'Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Br?z?. Ebloui par la prosp?rit? de la Restauration qu'il avait laiss?e chancelante, saisi par l'?clat des id?es aristocratiques, son enivrement commenc? sur le vaisseau se maintint ? Paris ó il r?solut de tout faire pour arriver ? la haute position que son ?gọste belle-m?re lui faisait entrevoir. Sa cousine n'?tait donc plus pour lui qu'un point dans l'espace de cette brillante perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement ? son ancien ami de contracter cette alliance, et lui promit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annette ?tait enchant?e de faire ?pouser une demoiselle laide et ennuyeuse ? Charles, que le s?jour des Indes avait rendu tr?s s?duisant: son teint avait bruni, ses mani?res ?taient devenues d?cid?es, hardies, comme le sont celles des hommes habitu?s ? trancher, ? dominer, ? r?ussir. Charles respira plus ? l'aise dans Paris, en voyant qu'il pouvait y jouer un rơle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son p?re. Il trouva Charles en conf?rence avec le joaillier auquel il avait command? des bijoux pour la corbeille de mademoiselle d'Aubrion, et qui lui en montrait les dessins. Malgr? les magnifiques diamants que Charles avait rapport?s des Indes, les fa?ons, l'argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune m?nage allait encore ? plus de deux cent mille francs. Charles re?ut des Grassins, qu'il ne reconnut pas, avec l'impertinence d'un jeune homme ? la mode qui, dans les Indes, avait tu? quatre hommes en diff?rents duels. Monsieur des Grassins ?tait d?j? venu trois fois, Charles l'?couta froidement: puis il lui r?pon***, sans l'avoir bien compris: " Les affaires de mon p?re ne sont pas les miennes. Je vous suis oblig?, monsieur, des soins que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n'ai pas ramass? presque deux millions ? la sueur de mon front pour aller les flanquer ? la t?te des cr?anciers de mon p?re. " - Et si monsieur votre p?re ?tait, d'ici ? quelques jours, d?clar? en faillite? - Monsieur, d'ici ? quelques jours, je me nommerai le comte d'Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indiff?rent. D'ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent mille livres de rente, son p?re n'a jamais fait faillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte. Au commencement du mois d'aỏt de cette ann?e, Eug?nie ?tait assise sur le petit banc de bois ó son cousin lui avait jur? un ?ternel amour, et ó elle venait d?jeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraỵche, la plus joyeuse matin?e, ? repasser dans sa m?moire les grands, les petits ?v?nements de son amour et les catastrophes dont il avait ?t? suivi. Le soleil ?clairait le joli pan de mur tout fendill?, presque en ruines, auquel il ?tait d?fendu de toucher, de par la fantasque h?riti?re, quoique Cornoiller r?p?t?t souvent ? sa femme qu'on serait ?cras? dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre ? madame Cornoiller, qui vint au jardin en criant: "Mademoiselle, une lettre! " Elle la donna ? sa maỵtresse en lui disant: " C'est-y celle que vous attendez? " Ces mots retentirent aussi fortement au coeur d'Eug?nie qu'ils retentirent r?ellement entre les murailles de la cour et du jardin. - Paris! C'est de lui. Il est revenu. Eug?nie p?lit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la d?cacheter et la lire. La Grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s'?chapper comme une fum?e par les crevasses de son brun visage. - Lisez donc, mademoiselle... - Ah! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s'en est all? par Saumur? - Lisez, vous le saurez. Eug?nie d?cacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de Saumur. Nanon le ramassa. " Ma ch?re cousine... " - Je ne suis plus Eug?nie, pensa-t-elle. Et son coeur se serra. " Vous... " - Il me disait tu! Elle se croisa les bras, n'osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux. - Est-il mort? demanda Nanon. - Il n'?crirait pas, *** Eug?nie. Elle lut toute la lettre que voici. " Ma ch?re cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succ?s de mes entreprises. Vous m'avez port? bonheur, je suis revenu riche, et j'ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m'?tre apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succ?der. J'esp?re que vous ?tes aujourd'hui consol?e. Rien ne r?siste au temps, je l'?prouve. Oui, ma ch?re cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est pass?. Que voulez-vous! En voyageant ? travers de nombreux pays, j'ai r?fl?chi sur la vie. D'enfant que j'?tais au d?part, je suis devenu homme au retour. Aujourd'hui, je pense ? bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous ?tes libre, ma cousine, et je suis libre encore; rien n'emp?che, en apparence, la r?alisation de nos petits projets; mais j'ai trop de loyaut? dans le caract?re pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n'ai point oubli? que je ne m'appartiens pas; je me suis toujours souvenu dans mes longues travers?es du petit banc de bois... " Eug?nie se leva comme si elle ẻt ?t? sur des charbons ardents, et alla s'asseoir sur une des marches de la cour. " ...du petit banc de bois ó nous nous sommes jur? de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit ó vous m'avez rendu, par votre d?licate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis *** que vous pensiez toujours ? moi comme je pensais souvent ? vous, ? l'heure convenue entre nous. Avez-vous bien regard? les nuages ? neuf heures? Oui, n'est-ce pas? Aussi, ne veux-je pas trahir une amiti? sacr?e pour moi; non, je ne dois point vous tromper. Il s'agit, en ce moment, pour moi, d'une alliance qui satisfait ? toutes les id?es que je me suis form?es sur le mariage. L'amour, dans le mariage, est une chim?re. Aujourd'hui mon exp?rience me *** qu'il faut ob?ir ? toutes les lois sociales et r?unir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant Or, d?j? se trouve entre nous une diff?rence d'?ge qui, peut-?tre, influerait plus sur votre avenir, ma ch?re cousine, que sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos moeurs, ni de votre ?ducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ult?rieurs. Il entre dans mes plans de tenir un grand ?tat de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non, je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation; il vous appartient de la connaỵtre, et vous avez le droit de la juger. Aujourd'hui je poss?de quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m'unir ? la famille d'Aubrion, dont l'h?riti?re, jeune personne de dix-neuf ans, m'apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majest?, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma ch?re cousine, que je n'aime pas le moins du monde mademoiselle d'Aubrion, mais, par son alliance, j'assure ? mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables: de jour en jour, les id?es monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques ann?es plus tard, mon fils, devenu marquis d'Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l'Etat telle place qu'il lui conviendra de choisir. Nous nous devons ? nos enfants. Vous voyez, ma ch?re cousine, avec quelle bonne foi je vous expose l'?tat de mon coeur, de mes esp?rances et de ma fortune. Il est possible que de votre cơt? vous ayez oubli? nos enfantillages apr?s sept ann?es d'absence; mais moi, je n'ai oubli? ni votre indulgence, ni mes paroles; je me souviens de toutes, m?me des plus l?g?rement donn?es, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je ne le suis, ayant un coeur moins jeune et moins probe, ne songerait m?me pas. En vous disant que je ne pense qu'? faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d'enfant, n'est-ce pas me mettre enti?rement ? votre discr?tion, vous rendre maỵtresse de mon sort, et vous dire que, s'il faut renoncer ? mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m'avez offert de si touchantes images... " - Tan, ta, ta. - Tan, ta, ti. - Tinn, ta, ta. - Tỏn!- Tỏn, ta, ti. - Tinn, ta, ta..., etc., avait chant? Charles Grandet sur l'air de Non pi? andrai, en signant: Votre d?vou? cousin, " CHARLES. " - Tonnerre de Dieu! c'est y mettre des proc?d?s, se ***-il. Et il avait cherch? le mandat, et il avait ajout? ceci: " P.S. Je joins ? ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs ? votre ordre, et payable en or, comprenant int?r?ts et capital de la somme que vous avez eu la bont? de me pr?ter. J'attends de Bordeaux une caisse ó se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en t?moignage de mon ?ternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette ? l'hơtel d'Aubrion, rue Hillerin-Bertin. " - Par la diligence! *** Eug?nie. Une chose pour laquelle j'aurais donn? mille fois ma vie! Epouvantable et complet d?sastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste oc?an des esp?rances. En se voyant abandonn?es, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d'une rivale, la tuent et s'enfuient au bout du monde, sur l'?chafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose ? la Justice humaine. D'autres femmes baissent la t?te et souffrent en silence: elles vont mourantes et r?sign?es, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu'au dernier soupir. Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'Eug?nie apr?s avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux derni?res paroles de sa m?re, qui, semblable ? quelques mourants, avait projet? sur l'avenir un coup d'oeil p?n?trant, lucide; puis, Eug?nie se souvenant de cette mort et de cette vie proph?tique, mesura d'un regard toute sa destin?e. Elle n'avait plus qu'? d?ployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en pri?res jusqu'au jour de la d?livrance. - Ma m?re avait raison, ***-elle en pleurant. Souffrir et mourir. Elle vint ? pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la chemin?e duquel ?tait toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins ? son d?jeuner, ainsi que du sucrier de vieux S?vres. Cette matin?e devait ?tre solennelle et pleine d'?v?nements pour elle. Nanon lui annon?a le cur? de la paroisse. Ce cur?, parent des Cruchot, ?tait dans les int?r?ts du pr?sident de Bonfons Depuis quelques jours, le vieil abb? l'avait d?termin? ? parler ? mademoiselle Grandet, dans un sens purement religieux, de l'obligation ó elle ?tait de contracter mariage. En voyant son pasteur, Eug?nie crut qu'il venait chercher les mille francs qu'elle donnait mensuellement aux pauvres, et *** ? Nanon de les aller chercher; mais le cur? se prit ? sourire. - Aujourd'hui, mademoiselle, je viens vous parler d'une pauvre fille ? laquelle toute la ville de Saumur s'int?resse, et qui, faute de charit? pour elle-m?me, ne vit pas chr?tiennement. - Mon Dieu! monsieur le cur?, vous me trouvez dans un moment ó il m'est impossible de songer ? mon prochain, je suis tout occup?e de moi. Je suis bien malheureuse, je n'ai d'autre refuge que l'Eglise; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez f?conds pour que nous puissions y puiser sans crainte de les tarir. - Eh! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fille, nous nous occuperons de vous. Ecoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n'avez que deux voies ? suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Ob?ir ? votre destin?e terrestre ou ? votre destin?e c?leste. - Ah! votre voix me parle au moment ó je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite. - Il est n?cessaire, ma fille, de longtemps r?fl?chir ? ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort. - Eh! bien, la mort, la mort promptement, monsieur le cur?, ***-elle avec une effrayante vivacit?. - La mort! mais vous avez de grandes obligations ? remplir envers la Soci?t?, mademoiselle. N'?tes-vous donc pas la m?re des pauvres auxquels vous donnez des v?tements, du bois en hiver et du travail en ?t?? Votre grande fortune est un pr?t qu'il faut rendre, et vous l'avez saintement accept?e ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l'?gọsme; quant ? rester vieille fille, vous ne le devez pas. D'abord, pourriez-vous g?rer seule votre immense fortune? vous la perdriez peut-?tre. Vous auriez bientơt mille proc?s, et vous seriez engag?e en d'inextricables difficult?s. Croyez votre pasteur: un ?poux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donn?. Je vous parle comme ? une ouaille ch?rie. Vous aimez trop sinc?rement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu du monde, dont vous ?tes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples. En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amen?e par la vengeance et par un grand d?sespoir. - Mademoiselle, ***-elle. Ah! voici monsieur le cur?. Je me tais, je venais vous parler d'affaires, et je vois que vous ?tes en grande conf?rence. - Madame, *** le cur?, je vous laisse le champ libre. - Oh! monsieur le cur?, *** Eug?nie, revenez dans quelques instants, votre appui m'est en ce moment bien n?cessaire. - Oui, ma pauvre enfant, fit madame des Grassins. - Que voulez-vous dire? demand?rent mademoiselle Grandet et le cur?. - Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d'Aubrion?... Une femme n'a jamais son esprit dans sa poche. Eug?nie rougit et resta muette; mais elle prit le parti d'affecter ? l'avenir l'impassible contenance qu'avait su prendre son p?re. - Eh! bien, madame, r?pon***-elle avec ironie, j'ai sans doute l'esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le cur?, vous savez qu'il est mon directeur. - Eh! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m'?crit. Lisez. Eug?nie lut la lettre suivante: " Ma ch?re femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est ? Paris depuis un mois... - Un mois! se *** Eug?nie en laissant tomber sa main. Apr?s une pause, elle reprit la lettre. " ...Il m'a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler ? ce futur vicomte d'Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publi?s... " - Il m'?crivait donc au moment ó..., se *** Eug?nie. Elle n'acheva pas, elle ne s'?cria pas comme une Parisienne: " Le polisson! " Mais pour ne pas ?tre exprim?, le m?pris n'en fut pas moins complet. "... Ce mariage est loin de se faire; le marquis d'Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d'un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donn?s aux affaires de son p?re, et des habiles manoeuvres par lesquelles nous avons su faire tenir les cr?anciers tranquilles jusqu'aujourd'hui. Ce petit impertinent n'a-t-il pas eu le front de me r?pondre, ? moi qui, pendant cinq ans, me suis d?vou? nuit et jour ? ses int?r?ts et ? son honneur, que les affaires de son p?re n'?taient pas les siennes. Un agr?? serait en droit de lui demander trente ? quarante mille francs d'honoraires, ? un pour cent sur la somme des cr?ances. Mais, patience, il est bien l?gitimement d? douze cent mille francs aux cr?anciers, et je vais faire d?clarer son p?re en faillite. Je me suis embarqu? dans cette affaire sur la parole de ce vieux cạman de Grandet, et j'ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d'Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m'int?resse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux cr?anciers. N?anmoins, j'ai trop de respect pour mademoiselle Eug?nie, ? l'alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pens?, pour agir sans que tu lui aies parl? de cette affaire... " L?, Eug?nie ren*** froidement la lettre sans l'achever. - Je vous remercie, ***-elle ? madame des Grassins, nous verrons cela... - En ce moment, vous avez toute la voix de d?funt votre p?re, *** madame des Grassins. - Madame, vous avez huit mille cent francs d'or ? nous compter, lui *** Nanon. - Cela est vrai; faites-moi l'avantage de venir avec moi, madame Cornoiller. - Monsieur le cur?, *** Eug?nie avec un noble sang-froid que lui donna la pens?e qu'elle allait exprimer, serait-ce p?cher que de demeurer en ?tat de virginit? dans le mariage? - Ceci est un cas de conscience dont la solution m'est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu'en pense en sa Somme de Matrimonio le c?l?bre Sanchez, je pourrai vous le dire demain. Le cur? partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son p?re et y passa la journ?e seule, sans vouloir descendre ? l'heure du dỵner, malgr? les instances de Nanon. Elle parut le soir, ? l'heure ó les habitu?s de son cercle arriv?rent. Jamais le salon des Grandet n'avait ?t? aussi plein qu'il le fut pendant cette soir?e. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait ?t? r?pandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que f?t la curiosit? des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eug?nie, qui s'y ?tait attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles ?motions qui l'agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour r?pondre ? ceux qui voulurent lui t?moigner de l'int?r?t par des regards ou des paroles m?lancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment ó l'assembl?e se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de th??tre qui retentit dans Saumur, de l? dans l'arrondissement et dans les quatre pr?fectures environnantes. - Restez, monsieur le pr?sident, *** Eug?nie ? monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne. A cette parole, il n'y eut personne dans cette nombreuse assembl?e qui ne se sentỵt ?mu. Le pr?sident p?lit et fut oblig? de s'asseoir. - Au pr?sident les millions, *** mademoiselle de Gribeaucourt. - C'est clair, le pr?sident de Bonfons ?pouse mademoiselle Grandet, s'?cria madame d'Orsonval. - Voil? le meilleur coup de la partie, *** l'abb?. - C'est un beau schleem, *** le notaire. Chacun *** son mot, chacun fit son calembour, tous voyaient l'h?riti?re mont?e sur ses millions, comme sur un pi?destal. Le drame commenc? depuis neuf ans se d?nouait. Dire, en face de tout Saumur, au pr?sident de rester, n'?tait-ce pas annoncer qu'elle voulait faire de lui son mari? Dans les petites villes, les convenances sont si s?v?rement observ?es, qu'une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses. - Monsieur le pr?sident, lui *** Eug?nie d'une voix ?mue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaỵt en moi. Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est ? vous. Oh! reprit-elle en le voyant se mettre ? ses genoux, je n'ai pas tout ***. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J'ai dans le coeur un sentiment inextinguible. L'amiti? sera le seul sentiment que je puisse accorder ? mon mari: je ne veux ni l'offenser, ni contrevenir aux lois de mon coeur. Mais vous ne poss?derez ma main et ma fortune qu'au prix d'un immense service. - Vous me voyez pr?t ? tout, *** le pr?sident. - Voici quinze cent mille francs, monsieur le pr?sident, ***-elle en tirant de son sein une reconnaissance de cent actions de la Banque de France, partez pour Paris, non pas demain, non pas cette nuit, mais ? l'instant m?me. Rendez-vous chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les cr?anciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et int?r?ts ? cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu'? celui du remboursement, enfin veillez ? faire faire une quittance g?n?rale et notari?e, bien en forme. Vous ?tes magistrat, je ne me fie qu'? vous en cette affaire. Vous ?tes un homme loyal, un galant homme; je m'embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangers de la vie ? l'abri de votre nom. Nous aurons l'un pour l'autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si longtemps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse. Le pr?sident tomba aux pieds de la riche h?riti?re en palpitant de joie et d'angoisse. - Je serai votre esclave! lui ***-il. - Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres ? mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. A votre retour, je tiendrai ma parole. Le pr?sident comprit, lui, qu'il devait mademoiselle Grandet ? un d?pit amoureux, aussi s'empressa-t-il d'ex?cuter ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu'il n'arriv?t aucune r?conciliation entre les deux amants. Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eug?nie tomba sur son fauteuil et fon*** en larmes. Tout ?tait consomm?. Le pr?sident prit la poste, et se trouvait ? Paris le lendemain soir. Dans la matin?e du jour qui suivit son arriv?e, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua les cr?anciers en l'Etude du notaire ó ?taient d?pos?s les titres, et chez lequel pas un ne faillit ? l'appel. Quoique ce fussent des cr?anciers, il faut leur rendre justice: ils furent exacts. L?, le pr?sident de Bonfons, au nom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les int?r?ts dus. Le paiement des int?r?ts fut pour le commerce parisien un des ?v?nements les plus ?tonnants de l'?poque. Quand la quittance fut enregistr?e et des Grassins pay? de ses soins par le don d'une somme de cinquante mille francs que lui avait allou?e Eug?nie, le pr?sident se ren*** ? l'hơtel d'Aubrion, et y trouva Charles au moment ó il rentrait dans son appartement, accabl? par son beau-p?re. Le vieux marquis venait de lui d?clarer que sa fille ne lui appartiendrait qu'autant que tous les cr?anciers de Guillaume Grandet seraient sold?s. Le pr?sident lui remit d'abord la lettre suivante: " MON COUSIN, monsieur le pr?sident de Bonfons s'est charg? de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir re?ues de vous. On m'a parl? de faillite!... J'ai pens? que le fils d'un failli ne pouvait peut-?tre pas ?pouser mademoiselle d'Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien jug? de mon esprit et de mes mani?res: je n'ai sans doute rien du monde, je n'en connais ni les calculs ni les moeurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premi?res amours. Pour rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l'honneur de votre p?re. Adieu, vous aurez toujours une fid?le amie dans votre cousine. EUGENIE. " Le pr?sident sourit de l'exclamation que ne put r?primer cet ambitieux au moment ó il re?ut l'acte authentique. - Nous nous annoncerons r?ciproquement nos mariages, lui ***-il. - Ah! vous ?pousez Eug?nie. Eh! bien, j'en suis content, c'est une bonne fille. Mais, reprit-il frapp? tout ? coup par une r?flexion lumineuse, elle est donc riche? - Elle avait, r?pon*** le pr?sident d'un air goguenard, pr?s de dix-neuf millions, il y a quatre jours; mais elle n'en a plus que dix-sept aujourd'hui. Charles regarda le pr?sident d'un air h?b?t?. - Dix-sept... mil... - Dix-sept millions, oui, monsieur. Nous r?unissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de rente, en nous mariant. - Mon cher cousin, *** Charles en retrouvant un peu d'assurance, nous pourrons nous pousser l'un l'autre. - D'accord, *** le pr?sident. Voici, de plus, une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu'? vous, ajouta-t-il en d?posant sur une table le coffret dans lequel ?tait la toilette. - H?! bien, mon cher ami, *** madame la marquise d'Aubrion en entrant sans faire attention ? Cruchot, ne prenez nul souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d'Aubrion, ? qui la duchesse de Chaulieu vient de tourner la t?te. Je vous le r?p?te, rien n'emp?chera votre mariage... - Rien, madame, r?pon*** Charles. Les trois millions autrefois dus par mon p?re ont ?t? sold?s hier. - En argent? ***-elle. - Int?gralement, int?r?ts et capital, et je vais faire r?habiliter sa m?moire. - Quelle b?tise! s'?cria la belle-m?re. - Quel est ce monsieur? ***-elle ? l'oreille de son gendre, en apercevant le Cruchot. - Mon homme d'affaires, lui r?pon***-il ? voix basse. La marquise salua d?daigneusement monsieur de Bonfons et sortit. - Nous nous poussons d?j?, *** le pr?sident en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin. - Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J'ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre. Le pr?sident ?tait parti. Trois jours apr?s, monsieur de Bonfons, de retour ? Saumur, publia son mariage avec Eug?nie. Six mois apr?s, il ?tait nomm? conseiller ? la Cour royale d'Angers. Avant de quitter Saumur, Eug?nie fit fondre l'or des joyaux si longtemps pr?cieux ? son coeur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, ? un ostensoir d'or et en fit pr?sent ? la paroisse ó elle avait tant pri? Dieu pour lui! Elle partagea d'ailleurs son temps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du d?vouement dans une circonstance politique, devint pr?sident de chambre, et enfin premier pr?sident au bout de quelques ann?es. Il atten*** impatiemment la r??lection g?n?rale afin d'avoir un si?ge ? la Chambre. Il convoitait d?j? la Pairie, et alors... - Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la Grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, ? qui sa maỵtresse annon?ait les grandeurs auxquelles elle ?tait appel?e. N?anmoins monsieur le pr?sident de Bonfons (il avait enfin aboli le nom patronymique de Cruchot) ne parvint ? r?aliser aucune de ses id?es ambitieuses. Il mourut huit jours apr?s avoir ?t? nomm? d?put? de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais ? faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habilet? juridique avec laquelle il avait minut?, accurante Cruchot, son contrat de mariage ó les deux futurs ?poux se donnaient l'un ? l'autre, au cas ó ils n'auraient pas d'enfants, l'universalit? de leurs biens, meubles et immeubles sans en rien excepter ni r?server, en toute propri?t?, se dispensant m?me de la formalit? de l'inventaire, sans que l'omission du*** inventaire puisse ?tre oppos?e ? leurs h?ritiers ou ayants cause, entendant que la***e donation soit, etc. Cette clause peut expliquer le profond respect que le pr?sident eut constamment pour la volont?, pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier pr?sident comme un des hommes les plus d?licats, le plaignaient et allaient jusqu'? souvent accuser la douleur, la passion d'Eug?nie, mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruels m?nagements. - Il faut que madame la pr?sidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme! Gu?rira-t-elle bientơt? Qu'a-t-elle donc, une gastrite, un cancer? Pourquoi ne voit-elle pas des m?decins? Elle devient jaune depuis quelque temps; elle devrait aller consulter les c?l?brit?s de Paris. Comment peut-elle ne pas d?sirer un enfant? Elle aime beaucoup son mari, ***-on, comment ne pas lui donner d'h?ritier, dans sa position? Savez-vous que cela est affreux; et si c'?tait par l'effet d'un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre pr?sident! Dou?e de ce tact fin que le solitaire exerce par ses perp?tuelles m?***ations et par la vue exquise avec laquelle il saisit les choses qui tombent dans sa sph?re, Eug?nie, habitu?e par le malheur et par sa derni?re ?ducation ? tout deviner, savait que gr?ce ? l'entremise de Cruchot le pr?sident d?sirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune, encore augment?e par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l'abb?, que Dieu eut la fantaisie d'appeler ? lui. La pauvre recluse avait piti? du pr?sident. La Providence la vengea des calculs et de l'inf?me indiff?rence d'un ?poux, qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait Eug?nie. Donner la vie ? un enfant, n'?tait-ce pas tuer les esp?rances de l'?gọsme, les joies de l'ambition caress?es par le premier pr?sident? Dieu jeta donc des masses d'or ? sa prisonni?re pour qui l'or ?tait indiff?rent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pens?es, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve ? trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle ? pr?s de quarante ans. Son visage est blanc, repos?, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses mani?res sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la saintet? d'une personne qui n'a pas souill? son ?me au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l'existence ?troite de la province. Malgr? ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait v?cu la pauvre Eug?nie Grandet, n'allume le feu de sa chambre qu'aux jours ó jadis son p?re lui permettait d'allumer le foyer de la salle, et l'?teint conform?ment au programme en vigueur dans ses jeunes ann?es. Elle est toujours v?tue comme l'?tait sa m?re. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombrag?e, m?lancolique, est l'image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-?tre semblerait-elle parcimonieuse si elle ne d?mentait la m?disance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des ?coles chr?tiennes pour les enfants, une biblioth?que publique richement dot?e, t?moignent chaque ann?e contre l'avarice que lui reprochent certaines personnes. Les ?glises de Saumur lui doivent quelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire g?n?ralement un religieux respect. Ce noble coeur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc ?tre soumis aux calculs de l'int?r?t humain. L'argent devait communiquer ses teintes froides ? cette vie c?leste, et donner de la d?fiance pour les sentiments ? une femme qui ?tait tout sentiment. - Il n'y a que toi qui m'aimes, disait-elle ? Nanon. La main de cette femme panse les plaies secr?tes de toutes les familles. Eug?nie marche au ciel accompagn?e d'un cort?ge de bienfaits. La grandeur de son ?me amoindrit les petitesses de son ?ducation et les coutumes de sa vie premi?re. Telle est l'histoire de cette femme qui n'est pas du monde au milieu du monde, qui, faite pour ?tre magnifiquement ?pouse et m?re, n'a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d'un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s'occupent d'elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence ? cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, ***-on, dans les int?r?ts d'un marquis, mais rien n'est plus faux. Ni la Grande Nanon, ni Cornoiller n'ont assez d'esprit pour comprendre les corruptions du monde. Paris, septembre 1833. Sayonara!!!Good Night, sleep tight, and don't let the bed bugs bite.