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Les sept femmes de la Barbe-Bleue

Chủ đề trong 'Văn học' bởi Angelique, 19/05/2001.

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  1. Angelique

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    17/04/2001
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    Les sept femmes de la Barbe-Bleue
    France, Anatole


    LES SEPT FEMMES DE LA BARBE-BLEUE
    D'APRẩS DES DOCUMENTS AUTHENTIQUES
    ==================================

    ---I---

    On a ộmis sur le personnage fameux, vulgairement nommộ la Barbe-Bleue, les opinions les plus diverses, les plus ộtranges et les plus fausses. Il n'en est peut-ờtre pas de moins soutenable que celle qui fait de ce gentilhomme une personnification du soleil. C'est quoi l'on s'est appliquộ il y a une quarantaine d'annộes dans une certaine ộcole de mythologie comparộe. On y enseignait que les sept femmes de la Barbe-Bleue ộtaient des aurores et ses deux beaux-frốres les deux crộpuscules du matin et du soir, identiques aux Dioscures qui dộlivrốrent Hộlốne ravie par Thộsộe. A ceux qui seraient tentộs de le croire, il faut rappeler qu'un savant bibliothộcaire d'Agen, Jean-Baptiste Pộrốs, dộmontra, en 1817, d'une faỗon trốs spộcieuse, que Napolộon n'avait jamais existộ et que l'histoire de ce prộtendu grand capitaine n'ộtait qu'un mythe solaire. En dộpit des jeux d'esprit les plus ingộnieux, on ne saurait douter que la Barbe-Bleue et Napolộon n'aient rộellement existộ.

    Une hypothốse qui n'est pas mieux fondộe consiste identifier cette Barbe-Bleue avec le marộchal de Rais, qui fut ộtranglộ par justice au dessus des ponts de Nantes, le 26 octobre 1440. Sans rechercher avec M. Salomon Reinach si le marộchal commit tous les crimes pour lesquels il fut condamnộ ou si ses richesses, convoitộes par un prince avide, ne contribuốrent point sa perte, rien dans sa vie ne ressemble ce qu'on trouve dans celle de la Barbe-Bleue ; c'en est assez pour ne pas les confondre et pour ne pas faire de l'un et de l'autre un seul personnage.

    Charles Perrault qui, vers 1660, eut le mộrite de composer la premiốre biographie de ce seigneur justement remarquable pour avoir ộpousộ sept femmes, en fit un scộlộrat accompli et le plus parfait modốle de cruautộ qu'il y eỷt au monde. Mais il est permis de douter, sinon de sa bonne foi, du moins de la sỷretộ de ses informations. Il a pu ờtre prộvenu contre son personnage. Ce ne serait pas le premier exemple d'un historien ou d'un poốte qui se plaợt assombrir ses peintures. Si nous avons de Titus un portrait qui semble flattộ, il parait, au contraire, que Tacite a beaucoup noirci Tibốre. Macbeth, que la lộgende et Shakespeare chargent de crimes, ộtait en rộalitộ un roi juste et sage. Il n'assassina point par trahison le vieux roi Duncan. Duncan, jeune encore, fut dộfait dans une grande bataille et trouvộ mort le lendemain en un lieu nomme la Boutique de l'Armurier. Ce roi avait fait pộrir plusieurs parents de Gruchno, femme de Macbeth. Celui-ci ren*** l'ẫcosse prospốre ; il favorisa le commerce et fut regardộ comme le dộfenseur des bourgeois, le vrai roi des villes. La noblesse des clans ne lui par donna ni d'avoir vaincu Duncan, ni de protộger les artisans : elle le dộtruisit et dộshonora sa mộmoire. Aprốs sa mort le bon roi Macbeth ne fut plus connu que par les rộcits de ses ennemis. Le gộnie de Shakespeare imposa leurs mensonges la conscience humaine. Depuis longtemps je soupỗonnais que la Barbe-Bleue ộtait victime d'une fatalitộ semblable. Toutes les circonstances de sa vie, telles que je les trouvais rapportộes, ộtaient loin de contenter mon esprit et de satisfaire ce besoin de logique et de clartộ qui me dộvore incessamment. J'y dộcouvrais, la rộflexion, des difficultộs insurmontables. On voulait trop me faire croire a la cruautộ de cet homme pour ne pas m'en faire douter.

    Ces pressentiments ne me trompaient point. Mes intuitions, qui procộdaient d'une certaine connaissance de la nature humaine, devaient bientụt se changer en une certitude fondộe sur des preuves irrộfutables. Je dộcouvris chez un tailleur de pierres de Saint-Jean-des-Bois divers papiers concernant la Barbe-Bleue ; entre autres son livre de raison et une plainte anonyme contre ses meurtriers, a laquelle, pour des motifs que j'ignore, il ne fut jamais donnộ suite. Ces documents me confirmốrent dans l'idộe qu'il fut bon et malheureux et que sa mộmoire succomba sous d'indignes calomnies. Dốs lors, je considộrai comme un devoir d'ộcrire sa vộritable histoire, sans me faire aucune illusion sur le succốs d'une telle entreprise. Cette tentative de rộhabilitation est destinộe, je le sais, tomber dans le silence et l'oubli. Que peut la vộritộ froide et nue contre les prestiges ộtincelants du mensonge ?

    ---II---

    Vers 1650 rộsidait sur ses terres, entre Compiốgne et Pierrefonds, un riche gentilhomme, nommộ Bernard de Montragoux, dont les ancờtres avaient occupộ les plus grandes charges du royaume ; mais il vivait ộloignộ de la Cour, dans cette tranquille obscuritộ, qui voilait alors tout ce qui ne recevait pas le regard du roi. Son chõteau des Guillettes abondait en meubles prộcieux, en vaisselle d'or et d'argent, en tapisseries, en broderies, qu'il tenait renfermộs dans des garde meubles, non qu'il cachõt ses trộsors de crainte de les endommager par l'usage ; il ộtait, au contraire, libộral et magnifique. Mais en ces temps-l les seigneurs menaient couramment, en province, une existence trốs simple, faisant manger leurs gens leur table et dansant le dimanche avec les filles du village. Cependant ils donnaient, certaines occasions, des fờtes superbes qui tranchaient sur la mộdiocritộ de l'existence ordinaire. Aussi fallait-il qu'ils tinssent beaucoup de beaux meubles et de belles tentures en rộserve. C'est ce que faisait M. de Montragoux.

    Son chõteau, bõti aux temps gothiques, en avait la rudesse. Il se montrait du dehors assez farouche et morose, avec les tronỗons de ses grosses tours abattues lors des troubles du royaume, au temps du feu roi Louis. Au dedans il offrait un aspect plus agrộable. Les chambres ộtaient dộcorộes l'italienne, et la grande galerie du rez-de- chaussộe, toute chargộe d'ornements en bosse, de peintures et de dorures.

    A l'une des extrộmitộs de cette galerie se trouvait un cabinet que l'on appelait ordinairement ô le petit cabinet ằ C'est le seul nom dont Charles Perrault le dộsigne. Il n'est pas inutile de savoir qu'on le nommait aussi le cabinet des princesses infortunộes, parce qu'un peintre de Florence avait reprộsentộ sur les murs les tragiques histoires de Dircộ, fille du Soleil, attachộe par les fils d'Antiope aux cornes, d'un taureau ; de Niobộ pleurant sur le mont Sipyle ses enfants percộs de flốches, divines ; de Procris appelant sur son sein le javelot de Cộphalộ. Ces figures, paraissaient vivantes, et les dalles de porphyre dont la chambre ộtait pavộe semblaient teintes du sang de ces malheureuses femmes. Une des portes de ce cabinet donnait sur la douve, qui n'avait point d'eau.

    Les ộcuries formaient un bõtiment somptueux, situộ quelque distance du chõteau. Elles contenaient des litiốres pour soixante chevaux et des remises pour douze carrosses dorộs. Mais ce qui faisait des Guillettes un sộjour enchanteur, c'ộtaient les canaux et les bois qui s'ộtendaient alentour et oự l'on pouvait se livrer aux plaisirs de la pờche et de la chasse.

    Beaucoup d'habitants de la contrộe ne connaissaient M. de Montragoux que sous le nom de la Barbe-Bleue, car c'ộtait le seul que le peuple lui donnõt. En effet, sa barbe ộtait bleue, mais elle n'ộtait bleue que parce qu'elle ộtait noire, et c'ộtait force d'ờtre noire qu'elle ộtait bleue. Il ne faut pas se reprộsenter M. de Montragoux sous l'aspect monstrueux du triple Typhon qu'on voit Athốnes, riant dans sa triple barbe indigo. Nous nous approcherons bien davantage de la rộalitộ en comparant le seigneur des Guillettes ces comộdiens ou ces prờtres dont les joues fraợchement rasộes ont des reflets d'azur. M. de Montragoux ne portait pas sa barbe en pointe comme son grand-pốre la cour du roi Henry II ; il ne la portait pas en ộventail comme son bisaùeul, qui fut tuộ la bataille de Marignan. Ainsi que M. de Turenne, il n'avait qu'un peu de moustache et la mouche ; ses joues paraissaient bleues ; mais quoi qu'on ait ***, ce bon seigneur n'en ộtait point dộfigurộ, et ne faisait point peur pour cela. Il n'en semblait que plus mõle, et, s'il en prenait un air un peu farouche, ce n'ộtait pas pour le faire haùr des femmes. Bernard de Montragoux ộtait un trốs bel homme, grand, large d'ộpaules, de forte corpulence et de bonne mine ; quoique rustique et sentant plus les forờts que les ruelles et les salons. Pourtant, il est vrai qu'il ne plaisait pas aux dames autant qu'il aurait dỷ leur plaire, fait de la sorte et riche. Sa timi***ộ en ộtait la cause, sa timi***ộ et non pas sa barbe. Les dames exerỗaient sur lui un invincible attrait et lui faisaient une peur insurmontable. Il les craignait autant qu'il les aimait. Voil l'origine et la cause initiale de toutes ses disgrõces. En voyant une dame pour la premiốre fois, il aurait mieux aimộ mourir que de lui adresser la parole, et, quelque goỷt qu'il en conỗỷt, il restait devant elle dans un sombre silence ; ses sentiments ne se faisaient jour que par ses yeux, qu'il roulait d'une maniốre effroyable. Cette timi***ộ l'exposait toutes sortes de disgrõces, et surtout elle l'empờchait de se lier d'un commerce honnờte avec des femmes modestes et rộservộes, et le livrait sans dộfense aux entreprises des plus hardies et des plus audacieuses. Ce fut le malheur de sa vie.

    Orphelin des son jeune õge, aprốs avoir rebutộ par cette sorte de honte et d'effroi, qu'il ne savait vaincre, les partis avantageux et trốs honorables qui se prộsentaient, il ộpousa une demoiselle Colette Passage, nouvellement ộtablie dans le pays, aprốs avoir gagnộ quelque argent faire danser un ours dans les villes et les villages du royaume. Il l'aimait de tout son pouvoir et de toutes ses forces. Et, pour ờtre juste, elle avait de quoi plaire, telle qu'elle ộtait, robuste, la poitrine abondante, le teint encore assez frais bien que hõlộ par le grand air. Sa surprise et sa joie furent grandes d'abord d'ờtre une dame de qualitộ ; son coeur, qui n'ộtait pas mauvais, se laissait toucher par les bontộs d'un mari d'une si haute con***ion et d'une si forte corpulence qui se montrait pour elle le plus obộissant des serviteurs et le plus ộpris des amants. Mais, au bout de quelques mois, elle s'ennuya de ne plus courir le monde. Au milieu des richesses, comblộe de soins et d'amour, elle ne goỷtait pas d'autre plaisir que d'aller trouver le compagnon de sa vie foraine dans la **** oự il languissait, une chaợne au cou et un anneau dans le nez, et de l'embrasser sur les yeux en pleurant. M. de Montragoux, la voyant soucieuse, en devenait soucieux lui-mờme et sa tristesse ne faisait qu'accroợtre celle de sa compagne. Les politesses et les prộvenances dont il la comblait tournaient le coeur de la pauvre femme. Un matin, son rộveil, M. de Montragoux ne retrouva plus Colette son cụtộs. Il la chercha vainement par tout le chõteau. La porte du cabinet des princesses infortunộes ộtait ouverte. C'est par l qu'elle avait passộ pour gagner les champs avec son ours. La douleur de la Barbe-Bleue faisait peine voir. Malgrộ les courriers innombrables envoyộs sa recherche, on n'eut jamais nouvelles de Colette Passage.

    M. de Montragoux la pleurait encore quand il lui advint de danser, la fờte des Guillettes, avec Jeanne de la Cloche, fille du lieutenant criminel de Compiốgne, qui lui inspira de l'amour. Il la demanda en mariage et l'obtint incontinent. Elle aimait le vin et en buvait avec excốs. Ce goỷt augmenta tellement qu'en peu de mois elle eut l'air d'une trogne dans une outre. Le pis est que cette outre, devenue enragộe, roulait perpộtuellement par les salles et les escaliers, avec des cris, des jurements, des hoquets et vomissant l'injure et le vin sur tout ce qu'elle rencontrait. M. de Montragoux en tombait ộtourdi de dộgoỷt et d'horreur. Mais tout aussitụt il rappelait son courage et s'efforỗait, avec autant de fermetộ que de patience, de guộrir son ộpouse d'un vice si rộpugnant. Priốres, remontrances, supplications, menaces, il employa tous les moyens. Rien n'y fit. Il lui refusait le vin de sa **** ; elle s'en procurait du dehors qui l'enivrait encore plus abominablement.

    Pour lui ụter le goỷt d'une boisson trop aimộe, il lui mit de l'herbe aux chats dans ses bouteilles. Elle crut qu'il voulait l'empoisonner, bon*** sur lui et lui planta trois pouces d'un couteau de cuisine dans le ventre. Il en pensa mourir, mais ne se dộpartit point de sa douceur coutumiốre. ôElle est, disait-il, plus plaindre qu' blõmer.ằ Un jour qu'on avait oubliộ de fermer 1a porte du cabinet des princesses infortunộes, Jeanne de la Cloche y entra tout ộgarộe, son habitude, et voyant les figures peintes sur la muraille dans l'attitude de la douleur et prốs de rendre l'õme, elle les prit pour des femmes vộritables et s'enfuit ộpouvantộe dans la campagne, en criant au meurtre. Entendant la Barbe-Bleue, qui l'appelait et courait sa poursuite, elle se jeta, folle de terreur, dans la piốce d'eau et s'y noya. Chose difficile croire et pourtant certaine, son ộpoux fut affligộ de cette mort, tant il avait l'õme pitoyable.

    Six semaines aprốs l'accident, il ộpousa sans cộrộmonie Gigonne, la fille de son fermier Traignel. Elle n'allait qu'en sabots et sentait l'oignon. Assez belle fille cela prốs qu'elle louchait d'un oeil et clochait d'un pied. Sitụt qu'elle fut ộpousộe, cette gardeuse d'oies, mordue par une folle ambition, ne rờva plus que grandeurs nouvelles et nouvelles splendeurs. Elle ne trouvait point ses robes de brocart assez riches, ses colliers de perles assez beaux, ses rubis assez gros, ses carrosses assez dorộs, ses ộtangs, ses bois, ses terres assez vastes. La Barbe-Bleue, qui ne s'ộtait jamais senti d'ambition, gộmissait de l'humeur altiốre de son ộpouse ; ne sachant, dans sa candeur, si le tort ộtait de penser glorieusement comme elle ou modestement comme lui, il s'accusait presque d'une mộdiocritộ d'humeur qui contrariait les nobles dộsirs de sa compagne, et, plein d'incertitude, tantụt il l'exhortait goỷter avec modộration les biens de ce monde, tantụt il s'excitait poursuivre la fortune au bord des prộcipices. Il ộtait sage, mais chez lui l'amour conjugal l'emportait sur la sagesse. Gigonne ne pensait plus qu' paraợtre dans le monde, se faire recevoir la Cour, et devenir la maợtresse du roi. N'y pouvant parvenir, elle sộcha de dộpit, et en prit une jaunisse dont elle mourut. La Barbe-Bleue, tout gộmissant, lui ộleva un tombeau magnifique. Ce bon seigneur, abattu par une si constante adversitộ domestique, n'aurait peut-ờtre plus choisi d'ộpouse ; mais il fut lui-mờme choisi pour ộpoux par demoiselle Blanche de Gibeaumex, fille d'un officier de cavalerie qui n'avait qu'une oreille ; il disait avoir perdu l'autre au service du roi. Elle avait beaucoup d'esprit, dont elle se servit tromper son mari. Elle le trompa avec tous les gentilshommes des environs. Elle y mettait tant d'adresse qu'elle le trompait dans son chõteau et jusque sous ses yeux sans qu'il s'en aperỗỷt. La pauvre Barbe-Bleue se doutait bien de quelque chose, mais il ne savait pas de quoi. Malheureusement pour elle, mettant toute son ộtude tromper son mari, elle n'ộtait pas assez attentive tromper ses amants, je veux dire leur cacher qu'elle les trompait les uns avec les autres. Un jour elle fut surprise, dans le cabinet des princesses infortunộes, en compagnie d'un gentilhomme qu'elle aimait, par un gentilhomme qu'elle avait aimộ et qui, dans un transport de jalousie, la perỗa de son ộpộe. Quelques heures plus tard, la malheureuse dame y fut trouvộe morte par un serviteur du chõteau et l'effroi qu'inspirait cette chambre s'en accrut. La pauvre Barbe-Bleue, apprenant d'un coup son abondant dộshonneur et la fin tragique de sa femme, ne se consola pas de ce second malheur en considộration du premier. Il aimait Blanche de Gibeaumex d'une ardeur singuliốre et plus chốrement qu'il n'avait aimộ Jeanne de la Cloche, Gigonne Traignel et mờme Colette Passage. A la nouvelle qu'elle l'avait trompộ avec constance et qu'elle ne le tromperait plus jamais, il ressentit une douleur et un trouble qui, loin de s'apaiser, redoublaient chaque jour de violence. Ses souffrances ộtant devenues intolộrables, il en contracta une maladie qui fit craindre pour ses jours.

    Les mộdecins, ayant employộ divers mộdicaments sans effet, l'avertirent que le seul remốde convenable son mal ộtait de prendre une jeune ộpouse. Alors il songea sa petite cousine Angốle de la Garandine, qu'il pensait qu'on lui accorderait volontiers, parce qu'elle n'avait pas de bien. Ce qui l'encourageait la prendre pour femme, c'est qu'elle passait pour simple et sans connaissance. Ayant ộtộ trompộ par une femme d'esprit, une sotte le rassurait. Il ộpousa mademoiselle de la Garandine et s'aperỗut de la faussetộ de ses prộvisions. Angốle ộtait douce, Angốle ộtait bonne, Angốle l'aimait ; elle n'ộtait pas d'elle-mờme portộe au mal, mais les moins habiles l'y induisaient facilement a toute heure. Il suffisait de lui dire : ô Faites ceci de peur des oripeaux ; entrez ici de crainte que le loup-garou ne vous mangeằ ; ou bien encore : ôFermez les yeux et prenez ce petit remốdeằ ; et aussitụt l'innocente, faisait au grộ des fripons qui voulaient d'elle ce qu'il ộtait bien naturel d'en vouloir, Car elle ộtait jolie. M. de Montragoux, trompộ et offensộ par cette innocente autant et plus qu'il ne l'avait ộtộ par Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir, car Angốle ộtait bien trop candide pour lui rien cacher. Elle lui disait : ôMonsieur, on m'a *** ceci ; on m'a fait ceci ; on m'a pris ceci ; j'ai vu cela ; j'ai senti cela.ằ Et, par son ingộnuitộ, elle faisait souffrir a ce pauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avec constance. Cependant il lui arrivait de dire cette simple crộature : ô Vous ờtes une dinde ! ằ et de lui donner des soufflets. Ces soufflets lui commencốrent une renommộe de cruautộ qui ne devait plus s'ộteindre. Un moine mendiant, qui passait par les Guillettes, tandis que M. de Montragoux chassait la bộcasse, trouva madame Angốle qui cousait un jupon de poupộe. Ce bon religieux, s'avisant qu'elle ộtait aussi simple que belle, l'emmena sur son õne en lui faisant croire que l'ange Gabriel l'attendait dans un fourrộ du bois pour lui mettre des jarretiốres de perles. On croit que le loup la mangea car on ne la revit oncques plus.

    Aprốs une si funeste expộrience, comment la Barbe-Bleue se rộsolut-il a contracter une nouvelle union ? C'est ce qu'on ne pouvait comprendre si l'on ne savait le pouvoir d'un bel oeil sur un coeur bien nộ. Cet honnờte gentilhomme rencontra dans un chõteau du voisinage, oự il frộquentait, une jeune orpheline de qualitộ, nommộe Alix de Pontalcin, qui, dộpouillộe de tous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu' s'enfermer dans un couvent. Des amis officieux s'entremirent pour changer sa rộsolution et la dộcider accepter la main de M. de Montragoux. Elle ộtait parfaitement belle. La Barbe-Bleue, qui se promettait de goỷter entre ses bras un bonheur infini, fut une fois de plus trompộ dans ses espộrances, et cette fois ộprouva un mộcompte qui, par l'effet de sa complexion, lui devait ờtre plus sensible encore que tous les dộplaisirs qu'il avait soufferts en ses prộcộdents mariages. Alix de Pontalcin refusa obstinộment de donner une rộa litộ l'union laquelle elle avait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux la pressait de devenir sa femme ; elle rộsistait aux priốres, aux larmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus lộgốres de son ộpoux et courait s'en fermer dans le cabinet des princesses infortunộes, oự elle demeurait seule et farouche des nuits entiốres. On ne sut jamais la cause d'une rộsistance si contraire aux lois divines et humaines ; on l'attribua ce que M. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nous avons *** tout l'heure de cette barbe rend une telle supposition peu vraisemblable. Au reste, c'est un sujet sur lequel il est difficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances les plus cruelles. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevant chiens, chevaux et piqueurs. Mais, quand il rentrait harassộ, fourbu dans son chõteau, il suffisait de la vue de mademoiselle de Pontalcin pour rộveiller la fois ses forces et ses tourments. Enfin, n'y pouvant tenir, il demanda Rome l'annulation d'un mariage qui n'ộtait qu'un leurre, et l'obtint selon le droit canon et moyennant un beau prộsent au Saint-Pốre. Si M. de Montragoux congộdia mademoiselle de Pontalcin avec les marques de respect qu'on doit une femme et sans lui casser sa canne sur le dos, c'est qu'il avait l'õme forte, le coeur grand et qu'il ộtait maợtre de lui comme des Guillettes. Mais il jura que rien de femelle n'entrerait dộsormais dans ses appartements. Heureux s'il avait jusqu'au bout tenu son serment !

    ---III---

    Quelques annộes s'ộtaient passộes depuis que M. de Montragoux avait congộdiộ sa sixiốme femme, et l'on ne gardait plus, dans la contrộe, qu'un souvenir confus des calamitộs domestiques qui avaient fondu sur la maison de ce bon seigneur. On ne savait ce que ses femmes ộtaient devenues, et l'on en faisait le soir, au village, des contes faire dresser les cheveux sur la tờte ; les uns y croyaient et les autres non. A cette ộpoque, une veuve sur le retour, la dame Sidonie de Lespoisse, vint s'ộtablir avec ses enfants dans le manoir de la Motte-Giron, deux lieues, vol d'oiseau, du chõteau des Guillettes. D'oự elle venait, ce qu'avait ộtộ son ộpoux, tout le monde l'ignorait. Les uns pensaient, pour l'avoir entendu dire, qu'il avait tenu certains emplois en Savoie ou en Espagne ; d'autres disaient qu'il ộtait mort aux Indes ; plusieurs s'imaginaient que sa veuve possộdait des terres immenses ; quelques-uns en doutaient beaucoup. Cependant elle menait grand train et invitait la Motte-Giron toute la noblesse de la contrộe. Elle avait deux filles, dont l'aợnộe, Anne, prốs de coiffer Sainte-Catherine, ộtait une fine mouche. Jeanne, la plus jeune, bonne marier, cachait sous les apparences de l'ingộnuitộ une prộcoce expộrience du monde. La dame de Lespoisse avait aussi deux garỗons de vingt et vingt-deux ans, fort beaux et bien faits, dont l'un ộtait dragon et l'autre mousquetaire. Je dirai, pour avoir vu son brevet, que celui-ci ộtait mousquetaire noir. Il n'y paraissait pas quand il allait pied, car les mousquetaires noirs se distinguaient des mousquetaires gris, non par la couleur de leur habit, mais par la robe de leur cheval. Ils portaient, les uns comme les autres, la soubreveste de drap bleu galonnộ d'or. Quant aux dragons, ils se reconnaissaient une espốce de bonnet de fourrure dont la queue leur tombait galamment sur l'oreille. Les dragons avaient la rộputation de mauvais garnements, tộmoin la chanson :

    Ce sont les dragons qui viennent : Maman, sauvons-nous !

    Mais on aurait cherchộ vainement dans les deux rộgiments des dragons de Sa Majestộ un aussi grand paillard, un aussi grand ộcornifleur et un aussi bas coquin que Cosme de Lespoisse. Son frốre ộtait, auprốs de lui, un honnờte garỗon. Ivrogne et joueur, Pierre de Lespoisse plaisait aux dames et gagnait aux cartes ; c'ộtaient l les seuls moyens de vivre qu'on lui connỷt.

    La dame de Lespoisse, leur mốre, ne menait grand train, la Motte-Giron, que pour faire des dupes. En rộalitộ, elle n'avait rien et devait jusqu' ses fausses dents. Ses nippes, son mobilier, son carrosse, ses chevaux et ses gens lui avaient ộtộ prờtộs par des usuriers de Paris, qui menaỗaient de les lui retirer si elle ne mariait pas bientụt une de ses filles quelque riche seigneur, et l'honnờte Sidonie s'attendait tout moment se voir nue dans sa maison vide. Pressộe de trouver un gendre, elle avait tout de suite jetộ ses vues sur M. de Montragoux qu'elle devinait simple, facile tromper, trốs doux et prompt l'amour sous une apparence rude et farouche. Ses filles entraient dans ses desseins et, chaque rencontre, criblaient la pauvre Barbe-Bleue d'oeillades qui le perỗaient jusqu'au fond du coeur. Il cộda trốs vite aux charmes puissants des deux demoiselles de Lespoisse. Oubliant ses serments, il ne songea plus qu' ộpouser l'une ou l'autre, les trouvant toutes deux ộgalement belles. Aprốs quelques retardements, causộs moins par son hộsitation que par sa timi***ộ, il se ren*** en grand ộquipage la Motte-Giron et fit sa demande la dame de Lespoisse, lui laissant le choix de celle de ses filles qu'elle voudrait lui donner. Madame Sidonie lui rộpon*** obligeamment qu'elle le tenait en haute estime et qu'elle l'autorisait faire sa cour celle des demoiselles de Lespoisse qu'il aurait distinguộe.

    -- Sachez plaire, Monsieur, lui ***-elle ; j'applaudirai la premiốre vos succốs.

    Pour faire connaissance, la Barbe-Bleue invita Anne et Jeanne de Lespoisse avec leur mốre, leurs frốres et une multitude de dames et de gentilshommes, passer quinze jours au chõteau des Guillettes. Ce ne furent que promenades, que parties de chasse et de pờche, que danses et festins, collations et divertissements de toute espốce.

    Un jeune seigneur que les dames de Lespoisse avaient amenộ, le chevalier de la Merlus, organisait les battues. La Barbe-Bleue avait les plus belles meutes et les plus beaux ộquipages de la contrộe. Les dames rivalisaient d'ardeur avec les gentilshommes poursuivre le cerf. On ne forỗait pas toujours la bờte, mais les chasseurs et les chasseresses s'ộgaraient par couples, se retrouvaient et s'ộgaraient encore dans les bois. Le chevalier de la Merlus se perdait de prộfộrence avec Jeanne de Lespoisse, et chacun rentrait la nuit au chõteau, ộmu de ses aventures et content de sa journộe. Aprốs quelques jours d'observation le bon seigneur de Montragoux prộfộra dộcidộment l'aợnộe des soeurs Jeanne la cadette qui ộtait plus fraợche, ce qui ne veut pas dire qu'elle ộtait plus neuve. Il laissait paraợtre sa prộfộrence, qu'il n'avait pas cacher, car elle ộtait honnờte ; et d'ailleurs il ộtait sans dộtours. Il faisait sa cour cette jeune demoiselle le mieux qu'il pouvait, lui parlant peu, faute d'habitude, mais il la regardait en roulant des yeux terribles et en tirant du fond des entrailles des soupirs renverser un chờne. Parfois il se mettait rire, et la vaisselle en tremblait et les vitres en rộsonnaient. Seul de toute la sociộtộ il ne remarquait pas les assiduitộs du chevalier de la Merlus auprốs de la fille cadette de madame de Lespoisse, ou, s'il les remarquait, il n'y voyait pas de mal. Son expộrience des femmes ne suffisait pas le rendre soupỗonneux et il ne se dộfiait point de ce qu'il aimait. Ma grand-mốre disait que l'expộrience, dans la vie, ne sert a rien et qu'on reste ce qu'on ộtait. Je crois qu'elle avait raison et l'histoire vộritable que je retrace ici n'est pas pour lui donner tort.

    La Barbe-Bleue dộployait en ces fờtes une rare magnificence. La nuit venue, mille flambeaux ộclairaient la pelouse devant le chõteau, et des tables servies par des valets et des filles habillộs en faunes et en dryades portaient tout ce que les campagnes et les forờts produisent de plus agrộable la bouche. Des musiciens ne cessaient de faire entendre de belles symphonies. Vers la fin du repas, le maợtre et la maợtresse d'ộcole, suivis des garỗons et des fillettes du village, venaient se prộsenter devant les convives et lisaient un compliment au seigneur de Montragoux et a ses hụtes. Un astrologue en bonnet pointu s'approchait des dames et leur annonỗait leurs amours futures sur la vue des lignes de leur main. La Barbe-Bleue faisait donner boire tous ses vassaux et distribuait lui-mờme du pain et de la viande aux familles pauvres.

    A dix heures de la nuit, de peur du serein, la compagnie se retirait dans les appartements ộclairộs par une multitude de bougies et oự se trouvaient des tables pour toutes sortes de jeux : lansquenet, billard, reversi, trou-madame, tourniquet, portique, bờte, hoca, brelan, ộchecs, trictrac, dộs, bassette et calbas. La Barbe-Bleue ộtait constamment malheureux ces divers jeux, oự il perdait toutes les nuits de grosses sommes. Ce qui pouvait le consoler d'une infortune si obstinộe, c'ộtait de voir les trois dames de Lespoisse gagner beaucoup d'argent. Jeanne, la cadette, qui misait constamment dans le jeu du chevalier de la Merlus, y amassait des montagnes d'or. Les deux fils de madame de Lespoisse faisaient aussi de bons bộnộfices au reversi et la bassette, et c'ộtaient les jeux les plus hasardeux qui leur gardaient la faveur la plus invariable. Ces jeux se continuaient bien avant dans la nuit. On ne dormait point pendant ces merveilleuses rộjouissances et, comme le *** l'auteur de la plus ancienne histoire de la Barbe Bleue, ô l'on passait toute la nuit se faire des malices les uns aux autres.ằ. Ces heures ộtaient pour beaucoup les plus douces de la journộe, car, sous apparence de plaisanterie, la faveur de l'ombre, ceux qui avaient de l'inclination l'un pour l'autre, se cachaient ensemble au fond d'une alcụve. Le chevalier de la Merlus se dộguisait une fois en diable, une autre fois en fantụme ou en loup-garou, pour effrayer les dormeurs, mais il finissait toujours par se couler dans la chambre de la demoiselle Jeanne de Lespoisse. Le bon seigneur de Montragoux n'ộtait pas oubliộ dans ces jeux. Les deux fils de madame de Lespoisse mettaient dans son lit de la poudre gratter et brỷlaient dans sa chambre des substances qui rộpandaient une odeur fộtide. Ou bien encore ils plaỗaient sur sa porte une cruche pleine d'eau, de telle maniốre que le bon seigneur ne pouvait tirer l'huis sans renverser toute l'eau sur sa tờte. Enfin, ils lui jouaient toutes sortes de bons tours dont la compagnie se divertissait et que la Barbe-Bleue endurait avec sa douceur naturelle.

    Il fit sa demande, que madame de Lespoisse agrộa, bien que son coeur se dộchirõt, disait-elle, la pensộe de marier ses filles. Le mariage fut cộlộbrộ la Motte-Giron, avec une magnificence extraordinaire. La demoiselle Jeanne, d'une beautộ surprenante, ộtait tout habillộe de point de France et coiffộe de mille boucles. Sa soeur Anne portait une robe de velours vert, brodộe d'or. Le costume de madame leur mốre ộtait d'or frisộ, avec des chenilles noires et une parure de perles et de diamants. M. de Montragoux avait mis sur un habit de velours noir tous ses gros diamants ; il avait fort bon air et une expression d'innocence et de timi***ộ qui faisait un agrộable contraste avec son menton bleu et sa forte carrure. Sans doute, les frốres de la mariộe ộtaient galamment attifộs, mais le chevalier de la Merlus, en habit de velours rose, brodộ de perles, rộpandait un ộclat sans pareil.

    Sitụt aprốs la cộrộmonie, les juifs qui avaient louộ la famille et au greluchon de la mariộe ces belles nippes et ces riches joyaux, les reprirent et les emportốrent en poste Paris.

    ---IV---

    Pendant un mois, M. de Montragoux fut le plus heureux des hommes. Il adorait sa femme, et la regardait comme un ange de puretộ. Elle ộtait tout autre chose ; mais de plus habiles que le pauvre Barbe-Bleue, s'y seraient trompộs comme lui, tant cette, personne avait de ruse et d'astuce, et se laissait docilement gouverner par madame sa mốre, la plus adroite coquine de tout le royaume de France. Cette dame s'ộtablit aux Guillettes avec Anne, sa fille aợnộe, ses deux fils, Pierre, et Cosme, et le chevalier de la Merlus, qui ne quittait pas plus madame de Montragoux que s'il eỷt ộtộ son ombre. Cela fõchait un peu ce bon mari, qui aurait voulu garder constamment sa femme pour lui seul, mais qui ne s'offensait pas de l'amitiộ qu'elle ộprouvait pour ce jeune gentilhomme, parce qu'elle lui avait *** que c'ộtait son frốre de lait.

    Charles Perrault *** qu'un mois aprốs avoir contractộ cette union, la Barbe-Bleue fut obligộ de faire un voyage de six semaines pour une affaire de consộquence ; mais il semble ignorer les motifs de ce voyage, et l'on a soupỗonnộ que c'ộtait une feinte laquelle recourut, selon l'usage, le mari jaloux pour surprendre sa femme. La vộritộ est tout autre : M. de Montragoux se ren*** dans le Perche pour recueillir l'hộritage de son cousin d'Outarde, tuộ glorieusement d'un boulet de canon la bataille des Dunes, tandis qu'il jouait aux dộs sur un tambour.

    Avant de partir, M. de Montragoux pria sa femme de prendre toutes les distractions possibles pendant son absence.

    <- Faites venir vos bonnes amies, madame, lui ***-il, et les menez promener ; divertissez-vous et faites bonne chốre.

    Il lui remit les clefs de la maison, marquant ainsi qu' son dộfaut, elle devenait unique et souveraine maợtresse en toute la seigneurie des Guillettes.

    <- Voil, lui ***-il, les clefs des deux grands garde-meubles ; voil celle de la vaisselle d'or et d'argent, qui ne sert pas tous les jours ; voil celle de mes coffres-forts, oự est mon or et mon argent ; celles des cassettes oự sont mes pierreries, et voil le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef- ci, c'est la clef du cabinet, au bout de la grande galerie de l'appartement bas ; ouvrez tout, allez partout.

    Charles Perrault prộtend que M. de Montragoux ajouta :

    <- Mais pour ce petit cabinet, je vous dộfends d'y entrer, et je vous le dộfends de telle sorte que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colốre.

    L'historien de la Barbe-Bleue, en rapportant ces paroles, a le tort d'adopter sans contrụle la version produite, aprốs l'ộvộnement, par les dames de Lespoisse. M. de Montragoux s'exprima tout autrement. Lorsqu'il remit son ộpouse la clef de ce petit cabinet, qui n'ộtait autre que le cabinet des princesses infortunộes dont nous avons eu lieu dộj plusieurs fois de parler, il tộmoigna sa chốre Jeanne le dộsir qu'elle n'entrõt pas dans un endroit des appartements qu'il regardait comme funeste son bonheur domestique. C'est par l, en effet, que sa premiốre femme, et de toutes la meilleure, avait passộ pour s'enfuir avec son ours ; c'ộtait l que Blanche de Gibeaumex l'avait abondamment trompộ avec divers gentilshommes ; ce pavộ de porphyre enfin ộtait teint du sang d'une criminelle adorộe. N'en ộtait-ce point assez pour que M. de Montragoux attachõt l'idộe de ce cabinet de cruels souvenirs et de funestes pressentiments ?

    Les paroles qu'il adressa Jeanne de Lespoisse traduisirent les impressions et les dộsirs qui agitaient son õme. Les voici textuellement :

    <- Je n'ai rien de cachộ pour vous, madame, et je croirais vous offenser en ne vous remettant pas toutes les clefs d'une demeure qui vous appartient. Vous pouvez donc entrer dans ce petit cabinet comme dans toutes les autres chambres de ce logis ; mais, si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien, pour m'obliger et en considộration des idộes douloureuses que j'y attache et des mauvais prộsages que ces idộes font naợtre malgrộ moi dans mon esprit. Je serais dộsolộ qu'il vous arrivõt malheur ou que je pusse encourir votre disgrõce, et vous excuserez, madame, ces craintes, heureusement sans raison, comme l'effet de ma tendresse inquiốte et de mon vigilant amour.

    Sur ces mots, le bon seigneur embrassa son ộpouse et partit en poste pour le Perche.

    ôLes voisines et les bonnes amies, *** Charles Perrault, n'attendirent pas qu'on les envoyõt quộrir pour aller chez la jeune mariộe, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison. Les voil aussitụt parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres ; elles ne cessaient d'exagộrer et d'envier le bonheur de leur amie.ằ

    Tous les historiens qui ont traitộ ce sujet ajoutent que madame de Montragoux ne se divertissait pas a voir toutes ces richesses, cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le petit cabinet. Rien n'est plus vrai et, comme l'a *** Perrault, ô elle fut si pressộe de sa curiositộ que, sans considộrer qu'il ộtait malhonnờte de quitter sa compagnie, elle y descen*** par un petit escalier dộrobộ, et avec tant de prộcipitation qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois foisằ. Le fait n'est pas douteux. Mais ce que personne n'a ***, c'est qu'elle n'ộtait si impatiente de pộnộtrer en ce lieu que parce que le chevalier de la Merlus l'y attendait.

    Depuis son ộtablissement au chõteau des Guillettes elle rejoignait dans le petit cabinet ce jeune gentilhomme tous les jours et plutụt deux fois qu'une, sans se lasser de ces entretiens si peu convenables une jeune mariộe. Il est impossible d'hộsiter sur la nature des relations nouộes entre Jeanne et le chevalier : elles n'ộtaient point honnờtes ; elles n'ộtaient point innocentes. Hộlas ! si la dame de Montragoux n'avait attentộ qu' l'honneur de son ộpoux, sans doute, elle encourrait le blõme de la postộritộ : mais le moraliste le plus austốre lui trouverait des excuses, il allộguerait en faveur d'une si jeune femme les moeurs du siốcle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d'une mauvaise ộducation, les conseils d'une mốre perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille. Les sages lui pardonneraient une faute trop douce pour mộriter leurs rigueurs ; ses torts eussent paru trop ordinaires pour ờtre de grands torts et tout le monde eỷt pensộ qu'elle avait fait comme les autres. Mais Jeanne de Lespoisse, non contente d'attenter l'honneur de son mari, ne craignit point d'attenter sa vie.

    C'est dans le petit cabinet, autrement nommộ cabinet des princesses infortunộes, que Jeanne de Lespoisse, dame de Montragoux, concerta avec le chevalier de la Merlus la mort d'un ộpoux fidốle et tendre. Elle dộclara plus tard que, en entrant dans cette salle, elle y vit suspendus les corps de six femmes assassinộes, dont le sang figộ couvrait les dalles, et que, reconnaissant en ces malheureuses les six premiốres femmes de la Barbe-Bleue, elle avait prộvu le sort qui l'attendait elle-mờme. Ce seraient, en ce cas, les peintures des murailles qu'elle aurait prises pour des cadavres mutilộs et il faudrait comparer ses hallucinations celles de lady Macbeth. Mais il est extrờmement probable que Jeanne imagina ce spectacle affreux pour le retracer ensuite et justifier les assassins de son ộpoux en calomniant leur victime. La perte de M. de Montragoux fut rộsolue. Certaines lettres que j'ai sous les yeux m'obligent croire que la dame Sidonie de Lespoisse participa au complot. Quant sa fille aợnộe, on peut dire qu'elle en fut l'õme. Anne de Lespoisse ộtait la plus mộchante de la famille. Elle demeurait ộtrangốre aux faiblesses des sens et restait chaste au milieu des dộbordements de sa maison ; non qu'elle se refusõt des plaisirs qu'elle jugeait indignes d'elle, mais parce qu'elle n'ộprouvait de plaisir que dans la cruautộ. Elle engagea ses deux frốres, Pierre et Cosme, dans l'entreprise par la promesse d'un rộgiment.

    ---V---

    Il nous reste retracer, d'aprốs des documents authentiques et de sỷrs tộmoignages, le plus atroce, le plus perfide et le plus lõche des crimes domestiques, dont le souvenir soit venu jusqu' nous. L'assassinat dont nous allons exposer les circonstances, ne saurait ờtre comparộ qu'au meurtre commis dans la nuit du 9 mars 1449 sur la personne de Guillaume de Flavy par Blanche d'Overbreuc, sa femme, qui ộtait jeune et menue, le bõtard d'Orbandas et le barbier Jean Bocquillon. Ils ộtouffốrent Guillaume sous l'oreiller, l'assommốrent a coups de bỷche, et le saignốrent au cou comme un veau. Blanche d'Overbreuc prouva que son mari avait rộsolu de la faire noyer, tandis que Jeanne de Lespoisse livra d'infõmes scộlộrats un ộpoux qui l'aimait. Nous rapporterons les faits aussi sobrement que possible. La Barbe-Bleue revint un peu plus tụt qu'on ne l'attendait. C'est ce qui a fait croire bien faussement que, en proie aux soupỗons d'une noire jalousie, il voulait surprendre sa femme. Joyeux et confiant, s'il pensait lui faire une surprise, c'ộtait une surprise agrộable. Sa tendresse, sa bontộ, son air joyeux et tranquille eussent attendri les coeurs les plus fộroces. Le chevalier de la Merlus et toute cette race exộcrable de Lespoisse n'y virent qu'une facilitộ pour attenter sa vie et s'emparer de ses richesses, encore accrues d'un nouvel hộritage. Sa jeune ộpouse l'accueillit d'un air souriant, se laissa accoler et conduire dans la chambre conjugale et fit tout au grộ de l'excellent homme. Le lendemain matin elle lui remit le trousseau de clefs qui lui avait ộtộ confiộ. Mais il y manquait celle du cabinet des princesses infortunộes, qu'on appelait d'ordinaire le petit cabinet. La Barbe-Bleue la rộclama doucement. Et, aprốs avoir quelque temps diffộrộ, sur divers prộtextes, Jeanne la lui remit.

    Ici se pose une question qu'il n'est pas possible de trancher sans sortir du domaine circonscrit de l'histoire pour entrer dans les rộgions indộterminộes de la philosophie. Charles Perrault *** formellement que la clef du petit cabinet ộtait fộe, ce qui veut dire qu'elle ộtait enchantộe, magique, douộe de propriộtộs contraires aux lois naturelles, telles du moins que nous les concevons. Or, nous n'avons pas de preuves du contraire. C'est ici le lieu de rappeler le prộcepte de mon illustre maợtre, M. du Clos des Lunes, membre de l'Institut : ô Quand le surnaturel se prộsente, l'historien ne doit point le rejeter.ằ Je me contenterai donc de rappeler, au sujet de cette clef, l'opinion unanime des vieux biographes de la Barbe-Bleue ; tous affirment qu'elle ộtait fộe. Cela est d'un grand poids. D'ailleurs cette clef n'est pas le seul objet crộộ par l'industrie humaine qu'on ait vu douộ de propriộtes merveilleuses. La tra***ion abonde en exemples d'ộpộes fộes. L'ộpộe d'Arthur ộtait fộe. Celle de Jeanne d'Arc ộtait fộe, au tộmoignage irrộcusable de Jean Chartier ; et la preuve qu'en donne cet illustre chroniqueur, c'est que, quand la lame eut ộtộ, rompue, les deux morceaux refusốrent de se laisser rộunir de nouveau, quelque effort qu'y fissent les plus habiles armuriers. Victor Hugo parle, en un de ses poốmes, de ces ôescaliers fộes, qui sous eux s'embrouillent toujoursằ. Beaucoup d'auteurs admettent mờme qu'il y a des hommes fộes qui peuvent se changer en loups. Nous n'entreprendrons pas de combattre une croyance si vive et si constante, et nous nous garderons de dộcider si la clef du petit cabinet ộtait fộe ou ne l'ộtait pas, laissant au lecteur avisộ le soin de discerner notre opinion l-dessus, car notre rộserve n'implique pas notre incertitude, et c'est en quoi elle est mộritoire. Mais oự nous nous retrouvons dans notre propre domaine, ou pour mieux dire dans notre juridiction, oự nous redevenons juges des faits, arbitres des circonstances, c'est quand nous lisons que cette clef ộtait tachộe de sang. L'autoritộ des textes ne s'imposera pas nous jusqu' nous le faire croire. Elle n'ộtait point tachộe de sang. Il en avait coulộ dans le petit cabinet, mais en un temps dộj lointain. Qu'on l'eỷt lavộ ou qu'il eỷt sộchộ, la clef n'en pouvait ờtre teinte, et ce que, dans son trouble, l'ộpouse criminelle prit sur l'acier pour une tache de sang ộtait un reflet du ciel encore tout empourprộ des roses de l'aurore. M. de Montragoux ne s'aperỗut pas moins, la vue de la clef, que sa femme ộtait entrộe dans le petit cabinet. Il observa, en effet, que cette clef apparaissait maintenant plus nette et plus brillante que lorsqu'il l'avait donnộe, et pensa que ce poli ne pouvait venir que de l'usage.

    Il en ộprouva une pộnible impression et *** sa jeune femme avec un sourire triste :

    <- Ma mie, vous ờtes entrộe dans le petit cabinet. Puisse-t-il n'en rien rộsulter de fõcheux pour vous ni pour moi ! Il s'exhale de cette chambre une influence maligne laquelle j'eusse voulu vous soustraire. Si vous y demeuriez soumise votre tour, je ne m'en consolerais pas. Pardonnez-moi : on est superstitieux quand on aime.

    A ces mots, bien que la Barbe-Bleue ne pỷt lui faire peur, car son langage et son maintien n'exprimaient que la mộlancolie et l'amour, la jeune dame de Montragoux se mit crier tue-tờte :

    <- Au secours ! On me tue !

    C'ộtait le signal convenu. En l'entendant le chevalier de la Merlus et les deux fils de madame de Lespoisse devaient se jeter sur la Barbe-Bleue et le percer de leurs ộpộes.

    Mais le chevalier, que Jeanne avait cachộ dans une armoire de la chambre, parut seul. M. de Montragoux, le voyant bondir l'ộpộe au poing, se mit en garde.

    Jeanne s'enfuit ộpouvantộe et rencontra dans la galerie sa soeur Anne, qui n'ộtait pas, comme on l'a ***, sur une tour, car les tours du chõteau avaient ộtộ abattues par l'ordre du cardinal de Richelieu. Anne de Lespoisse s'efforỗait de redonner du coeur ses deux frốres, qui, põles et chancelants, n'osaient risquer un si grand coup.

    Jeanne, rapide et suppliante :

    <- Vite ! vite ! mes frốres, secourez mon amant !

    Alors Pierre et Cosme coururent sur la Barbe Bleue ; ils le trouvốrent qui, ayant dộsarmộ le chevalier de la Merlus, le tenait sous son genou, et ils lui passốrent traợtreusement, par derriốre, leur ộpộe travers le corps et le frappốrent encore longtemps aprốs qu'il eut expirộ.

    La Barbe-Bleue n'avait point d'hộritiers. Sa veuve demeura maợtresse de ses biens. Elle en employa une partie doter sa soeur Anne, une autre partie acheter des charges de capitaine ses deux frốres et le reste se marier elle-mờme avec le chevalier de la Merlus, qui devint un trốs honnờte homme des qu'il fut riche.

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